PUBLICATION DES BANS

ROMAN

 

 

La télévision diffuse en sourdine des tombereaux de pubs stupides que personne n’écoute ni ne regarde.

Il y a là Fabrice, le père ; Claudine, la mère qui tout en écoutant la conversation fade d’une oreille plus que distraite, se dit qu’il faudrait bien qu’elle finisse par emmener Fabrice au centre commercial pour qu’ensemble ils choisissent enfin une tapisserie afin de remplacer cette niaiserie délavée qui recouvre les murs du salon et qui lui donne depuis plusieurs années l’envie de ressortir pour aller en acheter une autre, à peine est-elle rentrée dans l’appartement…

Il y a également Sophie l’aînée, qui bien qu’elle soit plutôt mignonne est plutôt du genre renfermé.

Après s’être plongée à fond dans des études qui ne lui avaient posé aucun problème ; elle s’épanouissait dans un travail qui de toute évidence lui donnait entière satisfaction.

Quant à savoir de quoi il s’agissait et quel était son poste, là vous pouviez toujours courir.

Elle semblait relativement bien payée, mais sans plus, et participait tous les mois aux dépenses de la maison avec largesse, mais sans un mot.

Lorsque, bravant le mur d’indifférence, un membre de la famille, fusse sa mère, lui avait demandé en quoi consistait son emploi elle l’avait très vaguement « défini » à l’époque comme étant tout à fait ce qu’elle recherchait.

Elle avait mis ainsi irrémédiablement, à l’aide de ce regard dissuasif qu’elle savait ériger en insurmontable frontière, un terme à toute velléité d’approfondissement de la question, sous quelque forme que ce soit.

Actuellement, elle ne faisait même pas semblant d’écouter la conversation.

Elle se tenait assise, jambes croisées, un peu haut, mais pas trop, et jolies jambes d’ailleurs… Elle aurait pu donner l’impression à qui ne la connaissait pas d’être une de ces belles filles de l’époque. Libre, existentialiste et sans complexe. Il n’en était rien ! Elle était tout simplement totalement indifférente au monde dans lequel elle évoluait, et plus encore aux regards soient-ils admiratifs ou pervers qui s’attardaient sur elle. Enfin… du moins était-ce l’image qu’elle donnait d’elle en milieu familial nul ne l’ayant encore rencontrée en compagnie de quelqu’un hors de l’appartement…

Cette attitude, qui générait l’incapacité de l’ensemble des parents, amis et voisins à découvrir le début d’une bribe, fût-elle apocryphe, de quoi que ce soit la concernant, plongeait sa mère dans le plus noir des désespoirs.

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Elle qui ne rêvait que de layettes multicolores et de « tagada bouzou-bouzou areu-areu », se lamentait de ne pas voir l’ombre d’une idylle se profiler à l’horizon. Ne voyant rien venir côté « garçons », elle avait maintes fois tenté de l’entraîner sur ce sujet. « Tiens » !

Lançait-elle à brûle-pourpoint au plein milieu d’une conversation relative au prix du chou-fleur au marché de ce matin ou au cours d’une séance de repassage, tout en regardant d’un œil désespéré les bordures élimées des poignées de chemise de Fabrice…

Elle laissait passer un temps, puis reprenait, quasiment sûre cette fois, de son effet.

« La fille des gens du troisième se marie à Pâques… Un jeudi !... Drôle de jour pour se marier, tu ne trouves pas ?...  Enfin, ils ne peuvent sans doute pas faire autrement ».

Sophie la chaste, Sophie la sage, comme son prénom, ne prenait pas la peine d’entendre…

Ni même de plier une chemise ou un mouchoir, pour se donner une contenance. 

Rien !... Rien n’avait été dit. Rien n’avait donc été entendu.

Et Claudine, bougonnant en remettant de l’eau dans son fer, reprenait de plus belle ce repassage qui n’en finissait pas. Elle était inquiète.

Parfois, lorsqu’elle était seule à la maison, elle s’asseyait sur le canapé du salon et tentait de faire une sorte « d’inventaire ».

Elle cherchait à récapituler les rares instants au cours desquels Sophie avait laissé échapper des bribes d’informations relatives à sa vie à l’extérieur.

Comment donc s’appelait ce garçon dont elle avait prononcé le nom il y a quelques mois de cela ?...

Bon sang ! C’était pourtant assez rare pour qu’elle s’en souvienne, Bernard,

Non. Gérard ?... « Ah ! Je ne sais plus » soupirait-elle.

Parfois, alors qu’elle s’interrogeait sur ce thème une idée impensable qu’elle s’empressait de chasser comme on écarte d’un geste de la main un insecte énervant.

Non. Ce n’était aucunement envisageable. Sophie n’aimait pas les filles. Impossible !

De toute façon, si c’était le cas – mais ça ne l’était pas ! – avec le caractère qu’elle avait elle l’aurait dit à tout le monde depuis longtemps. Non… Sophie était normale.

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Normale… Pensait-elle aussitôt…

Mais, si elle aimait les filles, il faudrait bien que nous trouvions ça « normal »… à la fin… Mais, non, décidément c’était impensable.

Sophie attendait tout simplement d’avoir trouvé « Le bon ».

Elle était tellement pointilleuse sur tout, elle l’était sans aucun doute tout autant dans la détermination des critères qui détermineraient le choix de son partenaire dans la vie. Oui… C’était ça.

Pas besoin de se mettre martel en tête, le moment venu Sophie annoncerait à la cantonade, avec son air habituel de ne pas y toucher, qu’elle allait se marier et que son « fiancé » venait déjeuner dimanche prochain.

Alors Claudine se lèverait d’un bond, elle la prendrait dans ses bras la serrant à l’écraser et, la larme à l’œil elle répéterait pendant deux minutes : « Je le savais… je le savais… Elle est normale !... »

À ces mots entendus dans le brouhaha ambiant Sophie hausserait sûrement les sourcils. Puis l’euphorie emporterait cette allusion aux oubliettes de la joie et tout le monde serait heureux de la bonne nouvelle. Évidemment, une fois revenue sur terre, Claudine commencerait à se faire du souci pour le menu de dimanche, mais elle serait tellement heureuse que pour une fois elle jetterait son tablier par-dessus son épaule négligemment avec un « On verra bien » qui surprendrait tout le monde, car s’il y avait une personne dans la maison qui n’était pas coutumière de l’improvisation c’était bien elle. Mais bon. Ce n’est pas tous les jours que l’on marie sa fille, non ?...

Et pendant quelque temps, assise les pieds repliés sous elle, sur le canapé, Claudine rêvait du « beau mariage » de sa fille chérie. Quel beau rêve…

Allons. Cela finirait bien par arriver. Après tout, Sophie n’était pas obligée de se marier tout de suite.

Elle avait le temps…

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Mais Claudine était tellement perturbée par les silences de sa fille qu’elle s’en était ouverte à son mari. Fabrice ne parlait pas souvent de ce qu’il considérait au mieux comme des anomalies ou des maladies et au pire comme des perversions. Pour lui la sexualité était limpide. Elle avait lieu d’exister entre deux individus adultes et de sexe opposé, point barre ! Lorsque par hasard la télévision diffusait un reportage quelconque sur le sujet, il saisissait d’autorité la télécommande et changeait de chaîne sans qu’aucune contestation ne puisse être émise par qui que ce soit. Claudine se sentait un peu plus ouverte sur ces sujets.

En tant que mère elle s’était depuis longtemps interrogée. Et si un de mes enfants me disait qu’il l’est, pensait-elle, sans même vouloir penser le mot, de peur qu’il ne s’impose et fasse changer les choses.

Elle assurait et jurait ses grands dieux qu’elle n’était pas superstitieuse, ce à quoi riant sous cape Fabrice enchaînait immanquablement « Tu as raison… ça porte malheur ! »

De toute façon, étant donné qu’ils élevaient leurs enfants « à l’ancienne », c’est-à-dire en leur inculquant le sens du respect et des valeurs, cela ne risquait pas de se produire chez eux. Pour le moment, au milieu des quelques personnes réunies dans le salon, à demi vautré sur ce qui fut jadis un fleuron de la maîtrise du travail du cuir dans le Souk de Marrakech et qui n’était plus aujourd’hui qu’un amas informe, vaguement cubique, aux couleurs délavées ; Marco le petit dernier de la famille savourait ses quatorze ans qui le mettaient, des soirs comme celui-ci, à l’abri des conversations de ses parents et de leurs amis. Il fallait bien, évidemment, passer les sempiternelles questions du genre :

« Alors Marco, et l’école, ça marche ?... »

Ou bien encore

« Et alors, Marco, ça y est, tu l’as perdu ? »

Que suivait en général un rire gras, suivi d’un haussement d’épaules de Marco ; qui pensait sans bien sûr oser le dire :

« Ta connerie, toi, t’es pas près de la perdre ! »

Et pour couronner le tout, suivait une embrassade gourmande et quelque peu humide de sa chère maman à laquelle il tentait vainement d’échapper, alors qu’elle affectait un sourire boudeur en repoussant mollement l’indiscret d’un

« Allez, laissez-le donc tranquille avec ça, il a bien le temps… »

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Marco, cramponné presque jalousement, alors que personne n’eut été tenté de la lui ravir,  à la bouteille dodue de son soda préféré au Cola, s’empiffrait consciencieusement de chips huileuses à souhait alternant avec de volumineuses poignées de noix de cajou mêlées de noisettes, de pistaches et autres raisins secs que suivaient, à même le goulot, de grandes lampées de soda elles-mêmes ponctuées de-ci de-là par des rots tonitruants qui faisaient friser l’apoplexie à sa pauvre mère. Ceci avait d’ailleurs sur elle un double effet. Le premier constitué par le dégoût et le second par l’exaspération de constater que cela laissait Fabrice totalement indifférent. En outre, lorsque la « note » était jugée par lui suffisamment « tenue » le rot lui valait des applaudissements de la part d’un Rogers hilare qui se tapait sur les cuisses, vidait cul sec le verre en cours en ponctuant le geste d’une exclamation tonitruante :

« Encore un que les Boches n’auront pas ! »

Commentaire fort peu apprécié par Claudine...

De temps en temps Marco baillait et décollait un des écouteurs de son lecteur MP3 d’où s’échappait alors pêle-mêle, un court instant une envolée de notes assourdissantes et barbares ou sataniques, heureusement vite refoulées vers la boite de Pandore hurlante qu’était le crâne du jeune garçon et renvoyant la pièce au ronronnement insipide des conversations en cours. Tout comme Sophie, mais dans un genre éminemment différent, lui aussi évoluait dans un autre monde.

Pendant quelque temps, vers ses douze ans, par là, il s’était un brin entiché de Rogers.

Ça faisait « cool » de se trimbaler dans le quartier avec ce type bigarré qui avait toujours la dernière bonne blague à la bouche et qui avait la répartie si prompte à la moindre remarque d’un flic ou d’un passant. La petite bande de gamins qui l’entourait éclatait alors de rire, coupant court à la verbalisation du représentant de l’ordre moqué, ou aux protestations outragées du bourgeois qui préférait toujours s’éloigner rapidement, enveloppé dans son mépris pour ces jeunes voyous et ce vieil ivrogne…

Le bourgeois étant sans doute accéléré dans sa fuite par la crainte d’une réplique, comme celles qui sévissent dans les tremblements de terre. Réplique qui aurait pu être plus humiliante encore…

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Les soirs « d’apéro », trônant généralement au centre de la pièce, dans une position plus ou moins stable, en fonction de l’heure, il y avait donc immanquablement ce fameux Rogers.

Il faut bien admettre que nonobstant son fichu penchant pour le pastis, et son accoutrement, l’absence de ses histoires rocambolesques et de ses blagues – pas toujours très fines – aurait réduit la soirée à une veillée funèbre.

Un grand verre de boisson anisée à la main ; le troisième d’une soirée… à peine commencée, pour être exact – mais, le dernier, hein ?... Promis juré ! – il balançait mollement d’un pied sur l’autre, un corps trop grand.

Il était vêtu d’un improbable ramassis de ce qui avait dû, jadis, être des vêtements, mais dont le plus démuni des SDF eut refusé catégoriquement d’être affublé, de crainte de se voir dans l’instant, pris pour leurre par tout ce que le quartier comptait de chiens errants et de garnements en mal de souffre-douleur. Rogers, lui, n’en avait cure ! Pour rien au monde il ne se serait séparé de l’écharpe rouge et bleue de « son » équipe de football et il eut sans doute également fallu l’assommer un bon coup pour lui retirer le maillot bleu aux liserés tricolores dans lequel il passait ses jours et ses nuits depuis 1998. En souvenir de la mémorable victoire, et aussi sans doute de la non moins mémorable cuite qu’il avait dû prendre ce soir-là… Cet ensemble vestimentaire pour le moins seyant surmontait un invraisemblable pantalon de jogging aux colorations variables selon qu’on l’observait de face, de profil ou de l’arrière…

La touche finale qui reliait cet inconcevable bipède au sol d’une terre qui semblait vouloir nier sa paternité par tous les moyens tant la durée réelle de contact total de ses pieds avec elle était brève et alternative. En clair il tenait debout par l’opération du Saint-Esprit, comme on disait dans le temps…

Le point d’orgue de cet ensemble surréaliste, donc, était constitué par les vestiges de ce qui avait dû, autrefois, être une paire de chaussures de sport, mais qui n‘était plus aujourd’hui qu’un assemblage de lambeaux de tissus vaguement retenus par des tronçons de lacets noués entre eux et solidaires, si l’on peut dire, d’une semelle dont il ne restait pas grand-chose non plus ; et qui, les jours de pluie, devaient être particulièrement inefficaces.

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De tout cela s’élevait en toutes circonstances un fumet fortement anisé auquel ses amis s’étaient finalement habitués alors que sans aucun doute il aurait fait le vide autour de lui s’il s’était déplacé en métro, et ceci même sur une ligne chargée aux heures de pointe… Mais Rogers ne prenait jamais le Métro. Pourquoi ? Mais parce que c’est sale, répondait-il imperturbable devant la personne tirée à quatre épingles qui l’observait l’air incrédule. Il était vêtu comme l’as de pique…

Il avait vraiment l’air d’un « SDF ». Il y a quelques décennies à peine on l’aurait appelé « clodo » ou encore clochard, mais maintenant, toute personne qui traînait un peu sur les trottoirs ou les quais du métro, était quasi instantanément taxé de l’appellation SDF. Comme si le fait d’être insouciant y compris de son aspect vestimentaire était systématiquement dû à l’absence d’un lieu de résidence.

De tout temps la plupart des gens ont été prompts à coller des étiquettes sur leurs contemporains. Bien qu’ils ne cessent de répéter que l’habit ne fait pas le moine, ils accordaient tout aussi automatiquement respect et déférence aux gens propres sur eux, avec costume, cravate et aux chaussures italiennes brillant de mille feux qu’ils ensevelissaient sous leur dédain réprobateur le malheureux vêtu de ce que l’on voulait bien lui donner, voire de ce que lui-même trouvait parfois, dans les poubelles… Ce genre d’attitude avait pour effet de mettre Rogers dans une rage incontrôlable. Enfin, c’est l’air qu’il se donnait afin « d’effrayer le bourgeois », disait-il à Marco qui se tapait sur les cuisses, mort de rire « Lol ! » s’exclamait-il sous l’œil indigné de sa mère qui veillait toujours jalousement à ce que son rejeton s’exprime dans un français correct…

Lorsqu’il se lançait à l’assaut toutes hardes dehors, postillonnant intentionnellement en direction de la « rombière » du « bourge », en prenant toutefois bien soin de ne jamais l’atteindre, il était cramoisi. Il hurlait et gesticulait comme un possédé ou bien un pauvre bougre atteint d’épilepsie. Plusieurs fois Marco eut la possibilité de constater que Rogers ne lui racontait pas d’histoire, lorsqu’il lui contait ses aventures dramatico-burlesques. La première fois il s’était même reculé dans un recoin du mur, tant il avait trouvé Rogers impressionnant. Franchement il était persuadé que sa colère était tout, sauf feinte… Jusqu’au moment où, tournant la tête vers lui dans un mouvement de colère abominable, Marco eut en un éclair le temps de voir le visage de Rogers se transformer instantanément.

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Marco saisit au vol le clin d’œil lancé et le visage reprit ses déformations de rage pour une fois encore postillonner vers les bourgeois qui avaient profité de cette demi-seconde d’interruption pour se précipiter dans leur rutilante limousine. Lorsqu’ils démarrèrent en trombe, ils ne regardèrent pas derrière eux. Ils avaient bien trop peur ! C’est bien dommage, car ils auraient vu un vieux clown improbable, anachronique et tout fier de cette « gloire » fugace dont la chevelure avait pris un volume qu’il s’appliquait d’ordinaire à domestiquer, et qui, par le biais de ce manquement à son self-control, entourait son visage radieux qui tout à coup perdait ses rides, d’une auréole faite de la lumière des réverbères qu’emprisonnait la mousse blanche de ses cheveux fins et soyeux.

Le vieil homme et le gamin, l’un se tapant sur les cuisses de plus belle et l’autre assis, mine de rien, sur une bouche d’incendie aussi rouge que l’était maintenant son visage par ailleurs irradiant comme illuminé de l’intérieur par la bonne farce qu’il venait, encore une fois, de jouer à un couple de ces « coincés de Bourges » comme il les nommait et qui avaient son mépris le plus profond.

Eux, qui ne le regardaient qu’à peine, et avec cet air dégoûté caractéristique du dédain, lui les voyaient bien pires que lui. Lui au moins, il « affichait la couleur », disait-il, contrairement à ces « faux culs » de « bien-pensants » dont il méprisait l’arrogance.

Ce genre de scène finissait toujours de la même façon… L’un comme l’autre tentait de retrouver son souffle et repiquant au fou rire  que se croisaient leurs regards. Heureux. Ils étaient heureux de cette farce. Elle avait pourtant à plusieurs reprises coûté une nuit au poste à Rogers. La honte ! Ces salauds de bourres de la maréchaussée le collaient avec les clodos ! Ces cochons sentaient à plein nez l’urine séchée lors de tant et tant d’occasions.

Cette odeur âcre était imprégnée dans la toile du vieux pantalon gris de crasse, qui avait autrefois été cousu par les mains expertes d’un tailleur juif qui se serait lamenté pendant des heures, s’il avait vu ce que son œuvre était devenue, et par qui elle était portée.

Passant de poubelles en décharge et de clochard trop ivre pour en défendre la propriété à un clochard moins ivre, ou tout simplement plus costaud, il avait fini par échoir au bougre ratatiné dans un recoin du gnouf, un peu de bave au coin des lèvres et qui marmonnait des injures incompréhensibles.

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Rogers avait une sainte horreur de la saleté. Certes ses vêtements étaient indescriptiblesmais, grâce aux bons soins de Claudine, et de sa machine à laver ils étaient toujours propres.  Par ailleurs il était toujours lui-même d’une propreté corporelle irréprochable ; ses cheveux étaient certes un peu longs, mais toujours bien peignés, et lui, rasé de frais.

Néanmoins, c’était quand même souvent à bout de bras que ses amis lui tendaient la bouteille, car il semblait à tous que respirer son haleine aurait suffi pour faire dépasser le taux légal d’imprégnation alcoolique au malheureux qui s’y serait risqué.

Dans le salon, discutant l’un avec Fabrice l’autre avec Claudine, il y avait aussi les « Merlon ».

Ils habitaient au quatrième et s’étaient montrés charmants, dès le premier jour. Claudine aimait à dire que c’était des gens pas fiers, malgré la belle situation de Monsieur Merlon.

Alors que Claudine était en train de souffler comme un phoque pour monter un carton pas bien lourd, mais que sa grossesse rendait quasiment intransportable pour elle, Jacqueline Merlon s’était empressée de lui venir en aide avec beaucoup de simplicité et de gentillesse.

Quant à Marcel, son époux, il n’avait pas compté les montées et les descentes, tant et si bien que le dernier carton rentré les déménageurs amateurs se retrouvèrent au milieu du capharnaüm qu’était pour l’instant l’appartement. Qui assis sur un tabouret qui sur un carton de livres, autour de sachets du super marché ouvert sur une petite montagne de rondelles de saucissons divers, de pâtés, fromages etc. tous soufflaient un peu. Quelques bouchons émettant, de temps à autre, un « plop ! » significatif. Fut-il attiré ce soir-là par ce bruit bien connu de ses oreilles affûtées, nul ne le sait, mais c’est probable. Toujours est-il que c’est à ce moment-là que la tête de Rogers était apparue pour la première fois comme par miracle dans l’entrebâillement de la porte.

« Salut la compagnie » lança-t-il jovial !

« Et qu’est-ce qu’on fête donc ici ce soir ? »

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L’heure était à la sympathie, regardant ce visage jovial qui seul dépassait dans l’ouverture de la porte Fabrice lui répondit.

« Nous sommes en train de finir d’emménager. Êtes-vous de l’immeuble ? »

« Pour sûr » répondit Rogers. « Ça fait pas moins de vingt ans que j’habite au sixième ; je connais tout l’monde ici ».

Fabrice, n’écoutant que sa bonne nature, lança la phrase qu’il regretta quasiment aussitôt : 

« Ben, entrez donc, venez boire un verre avec nous ! »

Lorsque le « perroquet » vestimentaire eut franchi le seuil, Claudine faillit se trouver mal et Fabrice renversa une partie de son verre sur la moquette.

La suite leur démontra que la maxime qui disait qu’il ne fallait pas se fier aux apparences était bien exacte.

Quel que soit le service dont vous aviez besoin, Roger était toujours là.

Il ne s’imposait jamais, et se sauvait d’une pirouette dès qu’il sentait qu’il dérangeait. Bref, si ça n’avait été cette insatiable attirance pour le pastis il aurait été le voisin idéal.

Les années passèrent tranquillement jusqu’à ce soir où tous se retrouvaient comme ils le faisaient périodiquement autour de la table basse du salon de Claudine et de Fabrice ?

Que célébrait-on ce jour-là ?

Nul n’en n’a plus la moindre idée aujourd’hui. Car les choses ne commencèrent à devenir intéressantes qu’au moment où l’on frappa à la porte…

Cette porte, devant laquelle, presque dix ans auparavant, Fabrice un peu fébrile, Claudine, qui tenait dans ses bras le petit Marco dont les quatre ans avait rendu le dernier des trois étages particulièrement difficile à gravir. Et Sophie, perchée sur ses quinze ans et qui ressemblait alors à une « Bonne Sœur ». Tous attendaient. Ils attendaient, le père gardant de plus en plus mal son calme, que ce fichu agent immobilier eût enfin extrait le bon jeu du monceau de clefs qui ferraillaient entre ses mains que son inexpérience transformait en casse-tête chinois… Un anneau sur lequel étaient enfilées trois clefs identiques finit par sortir du lot au soulagement de tout le monde et plus particulièrement du jeune agent immobilier qui laissa fuser un soupir. Schlac, schlac, schlac ! Dans un léger grincement, la porte pivota sur ses gonds, laissant apercevoir l’entrée de l’appartement. Une odeur fraîche de déodorant à l’odeur de pins des Landes laissait bien augurer de la propreté des lieux qui en effet était irréprochable. Ayant pris en enfilade le salon, la salle de séjour, la salle d’eau et la chambre principale, Claudine revint rapidement vers Fabrice pour lui glisser à l’oreille.

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« Bon, il faut y regarder de plus près, mais franchement il me plait bien ». Ceci ayant valeur d’approbation, et Fabrice qui avait eu beau chercher la petite bête avec obstination n’ayant rien trouvé mis à part un petit problème de vis de tringle à rideaux, l’affaire fut rapidement conclue. Le jeune agent immobilier, rouge d’émotion, s’empressa de compléter les différents documents, puis, après avoir bien précisé à ses acheteurs qu’ils devaient passer à l’agence au plus tôt pour le règlement des frais, franchit la porte à toute allure et dévala les escaliers quatre à quatre. Sans doute courrait-il annoncer à sa chère maman sa première vente…

Fabrice et Claudine passaient et repassaient de pièce en pièce Claudine installant déjà les meubles et Fabrice tirant des plans sur les menus travaux d’aménagement qu’il lui faudrait réaliser à droite et à gauche… Sophie, elle, avait déjà cette sorte de nonchalance, d’indifférence, qui l’isolait du monde, laissa toutefois parvenir à ses oreilles la voix maternelle assourdie comme le sont les bruits à travers le calme déformant d’une soirée d’août au bord d’une rivière paisible.

Le fleuve de paroles enthousiasmées de sa mère ; tentait de lui faire partager son bonheur, mais en vain.

Sophie était ailleurs. Sophie était toujours ailleurs, mais personne n’aurait su dire où…

Le temps s’écoulait. Parfois tranquille et parfois en se précipitant, comme le jour où il fallut filer de toute urgence sur le conseil insistant du vieux médecin de famille vers l’hôpital ; Marco ayant, selon lui, une appendicite avancée qui risquait de se transformer en péritonite si l’on ne faisait pas fissa !  De Fabrice et de Claudine, aucun des deux ne savait vraiment ce que signifiait le mot « péritonite », mais la voix du Docteur était si grave… Et puis, ils avaient tous deux entendu maintes fois Madame Bertau, la locataire du rez-de-chaussée, raconter que son pauvre Robert était mort d’une péritonite et même que le chirurgien avait dit que ça n’était pas beau à voir, là-dedans !

Alors vous pensez, il n’était pas question de laisser Marco dans cet état ! En deux minutes Fabrice eut sorti la voiture du box et, oh miracle ! En trois, Claudine fut assise à ses côtés. Elle, que Fabrice attendait toujours d’ordinaire un bon quart d’heure au volant, faisant à la fin ronfler le moteur comme si cela pouvait la pousser hors de la salle de bain où elle mettait…

« Une dernière touche à son maquillage ».

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Marco était sur le siège arrière se tordant de douleur quand, pour la première fois de sa vie, et sans doute la dernière, Fabrice grilla un feu rouge.

Le coup de sifflet tomba comme le couperet de la guillotine sur la nuque du pauvre Fabrice désespéré, mais qui comptait bien sur l’humanité du policier pour qu’il le laisse filer en vitesse... « Vu les circonstances… »

Comme disait la chanson « Les agents sont des braves gens ».

Manque de chance, Fabrice était tombé sur le seul de l’arrondissement qui souffrait ce soir-là d’une rage de dents et auquel l’officier de police qui était son supérieur direct avait refusé, avec un rien de sadisme dans le regard, la permission de rentrer chez lui.

Il lui demandait sachant par avance qu’il la lui refuserait, car son chef n’avait toujours pas digéré l’observation ironique relative au manque de compréhension, justement, de certains « supérieurs » que le pauvre flic avait eu le malheur de glisser dans la conversation en présence du Préfet… Bref, le policier prit son temps ; tournant comme un vautour guettant une charogne autour de la voiture de Fabrice sans rien trouver, ce qui l’énerva encore plus !

Il rédigea enfin le Procès verbal et le tendit à Fabrice, à la fois effondré et fou de rage, qui repartit en faisant fumer les pneumatiques au risque de s’en prendre une autre. Ils arrivèrent enfin à l’hôpital, et à la fin d’une interminable attente au cours da laquelle Claudine et Fabrice sombrèrent peu à peu dans le désespoir, un interne vint, enfin, prendre Marco en charge.

Le petit, blême, disparut à l’angle du couloir allongé sur un brancard à roulette, alors que ses parents se demandaient s’ils n’allaient pas voir revenir l’interne, la face sombre, avec ce mot que ni l’un ni l’autre n’osait prononcer, craignant d’attirer le malheur… « Péritonite ».

Au terme d’une autre interminable attente qui leur parut des heures, assis sur cette banquette inconfortable et froide, ils virent passer à l’angle du couloir, l’interne qui avait emmené Marco.

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Avant qu’ils n’aient eu le temps d’imaginer le pire, ils sautèrent sur leurs pieds découvrant leur fils qui marchait aux côtés de l’interne en souriant. Ils avancèrent à leur rencontre, Claudine se précipitant pour prendre Marco dans ses bras en pleurant. Le médecin demanda à Fabrice :

« Avez-vous mangé des cerises aujourd’hui ou hier » ?

Reniflant dans son mouchoir Claudine répondit un presque inaudible « oui ».

Il faudra, à l’avenir, faire attention, car votre fils semble les aimer un peu trop…

« Tu vois maman, ce n’était pas une Péritonite c’était une cerisonite » !

S’esclaffa Marco à qui les couleurs étaient revenues.

« Oui. Enfin… Tu peux rigoler mon gars, mais les deux cents balles de PV je vais te les retenir sur ton argent de poche, moi » !

Grimaça Fabrice pour tenter de masquer une émotion indigne, selon lui, d’un père de famille. Le médecin leur dit au revoir, repartant vers un autre malade, et Fabrice et Claudine qui tenaient, un peu trop fermement, la main de Marco se dirigèrent vers le sous-sol où était garée la voiture, pour rentrer à la maison, en faisant attention aux feux rouges ».

Ayant constaté qu’il avait retrouvé son calme, Claudine s’adressa à Fabrice.

« Dis-moi, Fabrice. Je n’ai rien osé dire devant le médecin. Mais, sur quel argent de poche tu vas lui retenir à Marco, tes deux cents francs ? On ne lui en donne pas… »

En rougissant un peu puis en retenant cette inutile colère, Fabrice répondit :

« Oui, ben…euh… j’avais l’intention de lui en donner à partir de Noël et bien il n’en aura pas ! »

Devant la mine déconfite de Marco Claudine s’empressa d’ajouter.

« Pour une fois, je suis d’accord avec toi ! Il attendra le Nouvel An ! »

Tout le monde éclata de rire et c’est la vue brouillée par les larmes que Fabrice faillit griller son second feu rouge sous les yeux incrédules du même policier qui le verbalisait deux heures plus tôt et qui s’apprêtait à quitter son service lorsqu’il entendit crisser les pneus de la voiture.

« Encore vous », dit-il « Décidément vous avez du mal avec les feux rouges ! Enfin, cette fois vous vous êtes arrêté à temps. Remarquez, j’aime autant, parce que maintenant c’est l’heure de rentrer à la maison. Allez, circulez !… ».

Cette nuit-là allait alimenter les soirées d’apéro pendant pas mal de temps ; jusqu’à ce que l’autre événement, bien plus sérieux, celui-là, vint prendre sa place dans des conditions bien moins agréables. Mais, ainsi va la vie, n’est-ce pas ? 

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Parfois, lorsque quelqu’un frappe à votre porte et que vous allez ouvrir, votre univers bascule. Sans que vous ne puissiez rien y faire, vous vous retrouvez dans un autre monde.

Un monde dans lequel les références, que vous considériez jusqu’ici indispensables à l’équilibre de votre existence, n’ont plus cours. Ne valent plus tripette. Nada… Rien ! Pas un pet de lapin…

En rentrant la voiture dans le box, Fabrice et sa petite famille s’en rapprochaient doucement, mais sûrement, de ce monde surréaliste. Et le fait qu’ils n’en sachent rien ne changeait rien à l’affaire…

Pour Marco, alors que tous se pressaient pour retrouver le foyer rassurant après cet épisode tragicomique, un point important restait à régler de façon claire. Celui concernant ce fameux « argent de poche » imprudemment lancé par son père et qui selon lui devait aboutir dès ce soir.

Sa préoccupation principale était : « comment remettre ça sur le tapis, sans en avoir l’air, et surtout sans provoquer l’indignation paternelle, qui à n’en pas douter serait promptement rejointe par un plus que probable soutien maternel ; formant un front commun inébranlable qui repousserait sine die le formidable espoir financier engendré par ces quelques mots dans l’allégresse du moment… »

Marco n’étant pas certain de la réussite de son projet préféra sagement remettre la discussion au lendemain en la réduisant, dans un premier temps, à une conversation avec sa mère, qui s’était montrée favorable… Enfin pas vraiment hostile, et avec qui il pourrait sans doute établir les bases d’une offensive à deux contre un, beaucoup plus profitable à un aboutissement positif.

Du fond de la salle de bain résonna la voix de Fabrice, dont les graves étaient amplifiés par la traversée du couloir.

« Bon. Il est peut-être l’heure d’aller se coucher maintenant ! C’est pas tout, mais demain moi je bosse !... ».

D’ordinaire, Claudine qui aimait bien à titiller Fabrice aurait répondu du tac au tac :

« Ah oui !... Parce qu’évidemment, moi je ne fais rien ?... Môssieur travaille dehors…

 Môssieur fait bouillir la marmite, peut-être ?... »

Mais ce soir là, après le double impact psychologique de la peur pour Marco et de la peur du gendarme, elle préféra ne pas jeter de l’huile sur le feu et laisser « son homme » comme elle disait parfois, aux soirs de tendresse, se remettre de ses émotions.

Qui sait… Jacqueline Merlon – qui avait disait-elle, bien vécu avant son mariage (et certaines mauvaises langues ajoutaient en aparté que ça ne s’était guère terminé avec le passage devant Monsieur le maire…) – avait dit un soir à Claudine que rien ne valait un bon coup de fatigue ou d’énervement pour réveiller un mari…

Elle avait pourtant l’air bien tranquille cette petite famille.

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Bien sûr la fille était un peu distante, et le fils pré pubère plus préoccupé par le dernier modèle de lecteurs MP4 que par les maths et le français au collège…

Bien sûr, au mois de juin/juillet Fabrice et Claudine avaient leur différend annuel relatif au lieu de séjour des vacances… Et bien sûr tout cela, vu de l’extérieur, faisait de cette famille ordinaire un modèle de Français moyens. Mais comme beaucoup d’autres familles, il y avait comme l’on-dit, un cadavre dans l’armoire… Ô ce n’était pas un bien méchant « cadavre ». Il avait pour prénom Patrick…

Six ans après la naissance de Sophie, Claudine avait eu un fils. Ce fils, ils l’avaient appelé Patrick, car Claudine avait à l’époque un gros faible pour un acteur américain célèbre qui portait ce prénom et qui l’avait tant fait pleurer. Dans ce film dans lequel y était tué dès le début… Il était si beau… Donc il y eut Patrick.

Pendant toute la grossesse de Claudine, Sophie, qui à l’époque avait cinq ans, ne tarissait pas de questions.

Questions toutes plus embarrassantes les unes que les autres et qu’elle posait inlassablement et alternativement à son père et à sa mère, tentant d’en extraire, bien avant de connaître le principe de la thèse et de l’anti thèse, une synthèse plausible à ses yeux de gamine de cinq ans, plutôt délurée pour son âge…

Plus le ventre de Claudine prenait de l’ampleur, moins Sophie accordait de capital confiance aux réponses évasives de son père embarrassé et à celles rocambolesques de sa mère qui s’empêtrait entre les explications traditionnelles et les nouvelles méthodes « d’éducation sexuelle » dont elle avait lu quelques passages sur sa revue féminine hebdomadaire, mais dont à l’évidence elle n’avait pas très bien assimilé la substantifique moelle... Ce genre de revue étant sans aucun doute beaucoup plus apte à enseigner la finesse de points de crochet ou la découpe du patron d’un tailleur, que les rudiments de la connaissance pédagogique en matière de sexualité expliquée aux enfants en bas âge.

Lorsqu’enfin arriva le jour de la naissance, celle-ci s’étant produite à trois heures du matin, Sophie fut brutalement confrontée à la vision d’un petit être rougeaud et plissé dont les jambes trop courtes dépassaient à peine des langes de la maternité épinglés sur son abdomen avec une épingle à nourrice, à l’ancienne…

Quasi immédiatement elle décréta que « le bébé » ne présentait aucun intérêt.

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Point de vue qu’elle révisa très peu de temps après le retour de sa mère à la maison et ceci de façon très négative, compte tenu du temps que Claudine passait avec ce môme qui chialait sans arrêt, que ce soit pour engloutir un biberon ou pour faire changer ses couches dont l’odeur faisait s’enfuir Sophie, le nez fortement pincé entre le pouce et l’index,  à l’autre bout de l’appartement et pestant contre ce bébé envahissant et puant !...

Le bébé grandit et petit à petit il devint intéressant pour Sophie.

En tout premier lieu, pendant la période – malheureusement trop courte – durant laquelle il ne parlait pas encore, pour lui faire endosser certaines de ses bêtises. Et par la suite, petit à petit, ils devinrent complices, puis frère et sœur.

C’est-à-dire alternativement amis inséparables et ennemis irréconciliables à jamais…

Or, alors que Patrick allait avoir cinq ans, il se produisit une situation qui lui était totalement étrangère, mais qui résonnait bizarrement dans la mémoire de Sophie… Le ventre de leur mère prenait jour après jour une rondeur qui devint vite significative pour Sophie et qui lui offrit des occasions uniques de rouler son frère dans la farine d’explications surréalistes et démontrant une imagination de la part de la fillette qui laissait présager d’une force de caractère qu’elle ne tarderait pas à acquérir. Sophie, qui avait lu Pagnol, et notamment « La gloire de mon père », lui expliqua, bien évidemment, en long et en large, le « déboutonnage » de la tante Rose… Patrick avait les yeux tout ronds rivés sur le visage de sa sœur comme s’il y cherchait un signe symptomatique de mensonge éhonté qu’il ne saurait tarder de dévoiler tant il était habitué aux « entourloupes » de sa sœur. Tout y passa. Y compris une tentative rapidement abandonnée concernant l’intervention des cigognes. Mais allez expliquer, à onze ans, alors que vous-même n’en connaissez que de misérables bribes, les « mystères de la procréation chez les mammifères » à un lardon de cinq ans !... Finalement, tout comme cela s’était produit pour la naissance de Patrick, Claudine eut l’excellente idée de mettre Marco au monde en pleine nuit. Le lendemain, assis côte à côte sur la banquette arrière de l’automobile familiale, Sophie et Patrick se rendirent à la maternité pour rencontrer pour la première fois leur petit frère, Marco.

« Marco… Tu parles d’un prénom !... »

Glissa Patrick dans l’oreille de sa sœur.

« Bof. Ça vaut bien Patrick. Patrick... Tu parles d’un prénom. »

Répliqua celle-ci du tac au tac.

« Oui ben je préfère encore m’appeler Patrick que Sophie ! »

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Et tous deux éclatèrent de rire à la pensée que Patrick se fut appelé Sophie, à la grande surprise de leur père, qui évidemment n’ayant pas suivi la discussion préalable se demanda bien ce qui les faisait rire comme ça.

Mais comme il avait l’habitude de voir ses enfants passer de la guerre sans merci à une complicité irrationnelle il fit ce geste de la main qui dans presque tous les pays du monde signifie « peu importe… »

« Ah, dites donc les mômes. Vous allez arrêter ça tout de suite ou je vous laisse sur le bord du trottoir et je vais à la maternité tout seul » !

S’exclama Fabrice en rigolant dans une barbe qu’il n’avait pas…

« Allez, calmez-vous… C’est un grand jour. La famille s’agrandit. Vous avez un nouveau petit frère. C’est chouette ça, non ?... »

Et tous les deux de la même voix « Bof !... »

Sophie, à voix basse, continua tranquillement de terroriser Patrick durant le reste du trajet. À tel point que lorsqu’ils arrivèrent devant la chambre de Claudine il eut un mouvement de recul, car il s’attendait, la porte franchie, à découvrir une sorte de monstre minuscule braillant, tout rouge, avec des pattes toutes petites, petites… Quelle ne fut pas leur surprise à tous deux, de découvrir un ravissant bébé, tout rose et souriant, qui agitait de charmants petits pieds tout mignons et des mains qui semblaient déjà vouloir s’en saisir pour s’amuser avec. Marco était arrivé dans leur monde, et, tout comme Patrick auparavant, il allait, petit à petit, faire son trou dans la famille, comme ça. Mais lui, sans faire de bruit. Jamais… Tout allait bien. Sophie poursuivait ses études secondaires sans problème, passant l’une après l’autre les classes en temps et en heure, et toujours dans les trois ou quatre premières de la classe… Patrick était un peu moins doué, mais il travaillait beaucoup et même si ses passages aux classes supérieures étaient moins clairement obtenus que ceux de sa sœur, il passait, et c’était l’essentiel.

Quant à Marco, entré à l’école maternelle, Claudine ayant lâché à regret sa petite main devant le portail, il avait déjà plusieurs copains et copines avec qui, traditionnellement, il se chamaillait et se réconciliait tour à tour…

Fabrice avait eu une promotion et donc il avait changé de voiture – normal… Et le dimanche toute la petite famille aux beaux jours partait pour la campagne ou le bord de la mer. Claudine avait noué soigneusement dans de grandes serviettes à carreaux rouge et blanc des victuailles qui s’envolaient comme évaporées, le « grand air » aidant.

Le soir venu tout le monde rentrait, s’asseyait sur le canapé et regardait pour la énième fois une niaiserie à la télévision. Un navet, certes, mais regardé ensemble ! Le temps s’écoulait sans histoire et rien ne semblait devoir changer tant toutes les places étaient destinées à une chose et toutes les choses avaient leur place.

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Patrick grandissait. Un matin sa mère le surprit dans la salle de bain.

Il avait à la main le rasoir de sécurité de son père, il s’était soigneusement appliqué, à l’aide du blaireau paternel et de son bol de plastique bleu de mousse à raser, une bonne couche de mousse sous le nez et il avait entrepris de se raser…

Le rasage était nettement plus symbolique que fonctionnel et nécessaire, mais dans ces circonstances il devenait cheminement initiatique incontestablement, qui laissèrent Claudine atterrée, la bouche grande ouverte sur un vide insondable d’où aucun son ne semblait plus jamais pouvoir sortir.

Elle referma doucement la porte, espérant que Patrick ne l’ai pas vu et repartit vers la cuisine terminer le beurrage des tartines « du petit » comme elle continuait encore de l’appeler, mais quelque chose venait de se briser et inconsciemment elle savait déjà que plus jamais elle ne pourrait l’appeler ainsi.

Patrick avait eu quinze ans, puis seize… et petit à petit, les accrochages avec son père s’étaient faits plus fréquents et de plus en plus vifs.

Il poussait des plumes à l’aiglon et il comptait bien s’en servir contre vents et marées et surtout contre cette « autorité paternelle » qui lui était devenue insupportable.

Pourtant il aimait bien ses parents, et notamment son père. Il avait du respect et de la tendresse pour lui certains soirs.

Il s’asseyait alors à ses côtés et tentait timidement d’entreprendre une conversation, fusse sur le match de foot que regardait son père, sport pour lequel il avait un profond mépris…

Mais, même si de temps à autre un embryon de dialogue s’amorçait, c’était toujours limité à un court instant de la soirée.

Le lendemain matin chacun reprenait son attitude hostile à l’égard de l’autre, comme pour conjurer cet « instant de faiblesse » de la veille…

Les choses s’envenimèrent. Claudine était désespérée… Fabrice était complètement désorienté et incapable de raisonner clairement dès que Claudine essayait d’aborder le sujet avec lui. De fil en aiguille l’ambiance s’alourdissait jusqu’au jour fatidique.

Depuis quelques années la majorité légale était passée à dix-huit ans.

Le matin même de son anniversaire Patrick, sans un mot, portant à bout de bras deux valises qu’il avait dû acheter en douce, car sa mère ne les avait jamais vues, s’arrêta un court instant dans la cuisine devant ses parents médusés. Il était habillé, coiffé et rasé. Il posa quelques secondes ses valises au sol à ses côtés, le temps de regarder sa mère et son père alternativement dans les yeux et déclara d’une voix qu’il voulait posée, mais qui tremblotait un peu tout de même :

« Voilà. Je suis majeur. Je quitte la maison pour aller vivre ma vie. Je pense que cela va vous faire de la peine, mais je ne changerai pas d’avis ».

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À sa mère qui voulait intervenir.

« Non maman. Ne dis rien s’il te plaît... Il n’y a rien à dire. Vous n’avez absolument rien à vous reprocher. Je veux partir vivre seul. C’est ma décision et rien ne m’en fera changer. Je te téléphonerai maman ».

Sur ces mots il reprit ses valises et se dirigea vers la porte. Il posa une de ses valises, ouvrit la porte, reprit la valise et passa la porte. Depuis ce jour il n’avait jamais repassé la porte de la maison familiale. De temps à autre, toutes les deux ou trois semaines environ, il téléphonait comme il l’avait annoncé, ou bien sa mère recevait par la poste un court mot la rassurant sur son état de santé et lui affirmant que tout allait bien pour lui et qu’il les aimait…

Quant à revenir… Ce n’était pas d’actualité…

Les premiers temps, enfin durant bien six mois, Claudine pleura souvent. Seule dans sa cuisine la tête posée sur ses bras et si par hasard quelqu’un entrait de façon imprévue elle s’essuyait rapidement d’un revers de manche et pestait contre « cette saleté d’oignons » qu’elle s’empressait de saisir et d’émincer avec un petit couteau de cuisine. Bien sûr personne n’était dupe…

Et puis les jours, les semaines et les mois passèrent…

Léo Ferré chantait « Avec le temps », et Claudine, une petite larme au coin de l’œil fredonnait en poussant le balai serpillère. Sophie avait brillamment terminé ses études cet été là, et elle avait trouvé un travail le mois même de son diplôme. Elle participait aux frais du ménage et, bien que Claudine lui dise fréquemment que ce n’était pas indispensable, force était de reconnaître que les loisirs étaient plus fréquents et semblaient moins coûteux et le fins de mois difficiles du début de son mariage avec Fabrice n’étaient plus qu’un lointain souvenir devenu charmant, avec les ans.

De temps à autre, à l’occasion d’une soirée diapositives durant laquelle Fabrice évitait soigneusement les boîtes contenant des photos de Patrick, elle disait même avec un ton emprunt de nostalgie.

« Te souviens-tu Fabrice, de l’époque où nous déjeunions et dînions avec une demi-baguette et un bol de chicorée ?... »

Et systématiquement Fabrice enchaînait :

« Si je m’en souviens ?... Comme si c’était hier ma chérie… »

Et elle aussitôt, avec un sourire un peu voilé toutefois :

« Mais, c’était hier, mon chéri. C’était hier !... »

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Ce soir-là était un samedi soir comme les autres. Marco était vautré sur le pouf et son sempiternel casque vissé sur les oreilles il se détruisait – selon sa mère – le nerf auditif, à grand renfort de « Eavy Métal » ou de « Funk ». Sophie était ailleurs tout en s’appliquant soigneusement à faire semblant d’être là, et Rogers titubait à peine, planté au milieu du salon un verre de « jaunet » à la main.

Fabrice s’appliquait désespérément à tenter de suivre les explications très techniques que lui déversait son vieil ami Marcel Merlon sur la meilleure façon de capturer – sans leur abîmer les ailes si fragiles – les papillons multicolores après lesquels il courait depuis plusieurs décennies, un filet de tulle à la main, dès qu’il en avait l’occasion. Mais comme il n’aurait jamais fait de mal à ses adorables bestioles, après les avoir capturées il les conservait en captivité dans des conditions, selon lui, proches du « quatre étoiles » jusqu’à ce qu’ils meurent de leur belle mort. Enfin, c’est ce qu’il répétait régulièrement afin de tenter de s’en convaincre lui-même.

Pendant ce temps Claudine papotait avec Jacqueline, son épouse. Elles avaient toujours quelque chose à se dire. Ne serait-ce que pour commenter les articles de la page 387 du catalogue de vente par correspondance de cette grande entreprise du nord de la France.

C’est à ce moment-là. Au moment précis où elles allaient passer à la page 388, que l’on frappa à la porte !... Les conversations stoppèrent net. Qui cela pouvait-il bien être ? Rogers, Jacqueline, Marcel, Fabrice et les enfants étaient là. D’une voix juste un peu trop forte, comme énervé d’être dérangé durant cette soirée entre amis, Fabrice s’exclama « Entrez ! ».

La porte s’ouvrit alors lentement laissant apparaître un homme assez grand et mince. Il était vêtu d’une veste légère et d’un pantalon dépareillé, mais assortis. Sous sa veste il portait un polo à col roulé. Le genre de polo passé de mode depuis les années soixante-dix, mais ceci dit, lorsque l’on avait pour voisin et ami un type habillé comme Roger, on était habitué à pire…

Le jeune homme était chaussé de mocassins marron qui sans être en mauvais état auraient sans doute apprécié un peu de cirage, de temps à autre. Sur le plan aspect général il « présentait bien » comme disent les gens pour qui l’habit fait « un peu » le moine, cité plus haut. Cependant, il y avait un « cependant ».

Une impression étrange. Quelque chose qui émanait de lui et dont on n’identifiait pas immédiatement la provenance. En quelques secondes l’évidence s’imposait.

Ce qui dérangeait ces braves gens un rien conformistes, c’était la présence de « piercings » sur l’individu. En effet, il avait un anneau à chaque oreille, et dans le rebord de la narine gauche il avait ce qui ressemblait à un diamant.

La petite assemblée le regardait, incrédule, attendant que l’inconnu explique la raison de sa présence. Le temps était suspendu et les personnages comme figés sur place…

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Une voix douce et grave, mais qui tremblait un peu se fit entendre, l’inconnu parlait.

« Bonjour tout l’monde ! Alors, on ne reconnaît pas le fils prodige ?... ».

Claudine avança d’un pas et faillit tomber à la renverse.

À Fabrice qui la soutenait elle murmura dans un souffle :

« C’est Patrick !... »

C’est tout ce qu’elle put dire estomaqué qu’elle était par la certitude qui venait de s’imposer à elle brusquement. Une certitude viscérale. C’était son fils Patrick, qui était là, devant eux immobile. Mais un Patrick improbable, surréaliste. Qui n’avait rien à voir avec le jeune garçon qui avait quitté le nid plus d’un an plus tôt.

Onze mois ?... Douze ?... Non presque quatorze ! Il n’y avait « QUE » quatorze mois, et elle avait eu du mal à le reconnaître !... Quatorze mois qu’il avait passé le seuil de la porte dans l’autre sens, pour ne jamais revenir, pensait-elle. Et maintenant il était là. Ouf !...

Fabrice approcha une chaise sur laquelle il l’aida à s’asseoir puis, s’adressant à l’homme dans la porte, enfin, à ce « Patrick » si étrange il lui dit d’une voix éraillée par l’émotion :

« Hé bien… Entre, ne reste pas sur le seuil de la porte. Entre Patrick ».

Patrick fit mine de faire un pas en avant, puis, comme s’il se ravisait… « C’est que… ».

« Quoi ? » Demanda Fabrice, « qu’y a-t-il, parle ?... ».

« C’est que… je ne suis pas seul… Je suis avec un ami ».

« Hé bien, qu’il rentre aussi. Allez, entrez et venez boire un verre avec nous… Ça s’arrose, non ?... »

Il avait dit cela comme mécaniquement… Combien de fois avait-il vécu, en rêve, le retour de leur fils… Et voilà que maintenant, après plus de treize mois d’absence et de quasi-silence, il était là, de retour au bercail et la seule chose qu’il trouvait à lui dire c’était d’entrer boire un verre...

Les deux jeunes gens avancèrent dans la pièce, et Claudine, n’y tenant plus, se précipita sur Patrick et le prit dans ses bras.

Marco regardait Patrick, amusé de le voir apparemment si peu changé… Normal, treize mois, ça n’est pas l’éternité, pensait-il. Mais toutefois Patrick avait quelque chose de changé.

Il avait ces boucles d’oreilles et ce diamant dans le nez qui faisait bien un peu bizarre, mais ce n’est pas cela qui interpelait Marco. Non. C’était cet air « adulte » qu’avait Patrick. Un tout jeune homme avait quitté la maison sept mois plus tôt, et celui qui venait de rentrer avait véritablement l’air d’un homme.

Enfin, pour Marco…

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Car sa mère, quant à elle, le voyait toujours comme son fils chéri, avec juste ces trucs accrochés à ses oreilles qui lui faisaient tout drôle.

Marco qui continuait son « inspection » pensa :

« Il a l’air bien ordinaire pour un aventurier… Oui, bien sûr, il y avait les piercings… Mais de nos jours il n’y avait plus que sa mère et son père pour trouver ces quelques petites bricoles dérangeantes. Les pauvres… S’ils voyaient certains copains de Marco qui allaient au collège avec lui, ils l’auraient à coup sûr, changé d’établissement dès la fin du trimestre ! »

Sans que personne ne l’ait vu franchir la porte, Rogers, à son habitude, s’était éclipsé en douceur. Les retrouvailles entre un fils même s’il n’était parti que depuis treize mois et sa famille était un évènement dans lequel il n’avait pas sa place.

Jacqueline et Marcel Merlon posèrent au même moment et quasiment d’un même geste, leur verre encore à moitié plein sur la table et d’une seule voix mi basse, pour ne pas déranger, s’excusèrent en annonçant qu’il se faisait tard et qu’ils rentraient souper…

Ils passèrent la porte, eux aussi, en courant d’air et du fait il n’y eut plus dans la pièce que des membres de la famille, en dehors de l’ami de Patrick qui visiblement était embarrassé.

Il se bougeait un peu d’un pied sur l’autre, debout à côté de la table lorsque, s’adressant aux deux jeunes gens Fabrice leur dit :

« Hé bien, asseyez-vous. Tu as surement beaucoup de choses à nous dire Patrick… »

La « mère » reprenant le dessus, Claudine interrogea

« As-tu faim ?... Voulez-vous manger quelque chose ?... »

« Non, ça va » répondit Patrick, « nous sommes passés au Burger Chose là, à l’entrée de la ville ». « Tu sais maman, ça me fait tout drôle d’être là, devant vous… »

« Et à nous donc !... » S’exclama Fabrice, « tu crois que ça ne nous fait pas drôle ?... Voilà quatorze mois quasiment que tu as passé la porte dans l’autre sens sans une explication. Sans même nous laisser le temps de nous y faire ! As-tu pensé à la peine que tu faisais à ta mère ?... ».

Il se gardait bien de parler de celle qu’il avait ressentie, lui, après son départ et souvent par la suite…

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Claudine coupa court. « Bon. Le passé est le passé. Patrick est un homme maintenant. Je suis sûre qu’il nous expliquera tout ça en long en large et en travers. Ça n’a pas dû être drôle pour lui tous les jours non plus… Je me trompe ?... »

Dit-elle en se tournant vers son fils.

« Oh oui et non, mais enfin je ne suis pas parti à l’autre bout du monde. J’ai bien eu quelques petits soucis au début, mais ça s’est très vite arrangé. Tout va bien maintenant. Tu sais papa, j’ai regretté souvent de vous avoir abandonnés comme ça, du jour au lendemain…

Mais à l’époque j’étais jeune et inconscient. Je ne pensais pas au mal que je vous faisais. Je ne pensais qu’à être libre. Libre, tu comprends ?... »

« Pourquoi » Rétorqua Fabrice. « Tu pensais que nous allions t’empêcher de faire ce que tu voulais faire ?... Le savais-tu seulement à l‘époque ?... »

Claudine connaissait bien son Fabrice.

Elle savait qu’il avait comme on dit, un cœur grand comme ça, mais elle savait aussi que si elle le laissait parler sans retenue le ton allait monter.

Elle avait une peur bleue que son fils ne se lève et ressorte de l’appartement, et cette fois, elle en était sûre, ce serait pour toujours.

Elle prit alors la parole pour calmer le jeu.

« Fabrice, et toi Patrick, vous êtes des hommes tous les deux maintenant. Ne pensez-vous pas que tout le monde a assez pleuré dans cette maison ?... Et puis Patrick ne nous a pas laissés sans nouvelle. Il me téléphonait souvent… Tu le sais bien, je te racontais toujours ses coups de fil. Et tu as lu ses lettres aussi… Allez. Pour ce soir on ne parle plus des choses qui fâchent. Dis-moi Patrick, je suppose que ton ami et toi vous n’avez pas d’endroit pour dormir ce soir… »

« Et bien à vrai dire j’avais pensé que nous pourrions aller à cet hôtel bon marché dans la zone commerciale. Il existe toujours ?... »

« Euh, oui… Enfin je crois » répondit Claudine. « Mais vous n’allez pas coucher dans ces clapiers à lapins ! »

« Marcel, notre voisin, qui a été représentant pendant quelques années après son licenciement, nous a dit qu’il y avait couché souvent, car il n’avait pas un gros salaire, il était à la commission ou quelque chose comme ça… Enfin bref. Il nous a dit ne pas avoir dormi souvent là-dedans… Des lits… Enfin si on peut appeler ça des lits… Un matelas de mousse de cinq centimètres d’épaisseur sur une planche d’agglomérée en guise de sommier… Tu parles ! Ah ce n’est pas cher… Enfin, comme on dit hein… le rapport qualité-prix…

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Non, vous allez coucher ici. L’appartement est grand. Ta chambre est restée inoccupée et il y a la chambre d’ami pour ton camarade. »

Patrick marqua un temps… Regarda son ami, puis se retournant vers sa mère il dit :

« Bon… de toute façon je suis revenu pour vous le dire, alors autant le faire maintenant. Comme disait toujours papa, il faut battre le fer pendant qu’il est chaud… Claude est mon ami ».

Claudine hocha la tête et répondit « Eh bien oui, tu nous l’as dit en entrant…

Ce jeune homme, Claude, donc, c’est ton ami. La belle affaire. Je pense bien que tu ne l’aurais pas amené ici si ça n’était pas le cas… Là pour le coup tu l’aurais laissé à cet hôtel zéro étoile… »

De plus en plus embarrassé Patrick reprit...

« Non maman. Tu ne m’as pas compris… Claude et moi nous sommes ensemble. »

Fabrice avait compris, lui. Sophie également, et même Marco, bien qu’il ait eu un peu de retard par rapport à sa sœur. Mais apparemment Claudine ne comprenait pas… « Claudine », lui dit Fabrice en la prenant par les épaules,

« Ce que Patrick veut dire, c’est que son ami et lui sont ensemble. Écoute, je ne peux pas être plus précis ; il y a Marco… »

« Oh tu sais papa, tu peux être aussi précis que tu veux… Il y a un moment que j’ai compris moi » dit Marco en se rengorgeant un peu « façon homme »…

Claudine sembla hésiter, elle regardait tour à tour Fabrice, Sophie, Marco, puis Patrick et son ami et enfin elle comprit.

« Tu veux dire qu’ils sont homos ?... »

Ces mots étaient sortis de sa bouche, mais elle ne semblait pas admettre qu’elle avait pu les dire. Puis, petit à petit les choses dans la pièce cessèrent de tourner et elle reprit ses esprits.

« Ah !... Bon… et bien… une seule chambre alors… »

Tout le monde la regarda comme si elle venait de tomber de la lune.

« Et bien quoi ! Vous vouliez que je comprenne, non ?... Et bien. J’ai compris. Voilà, c’est tout. C’est comme ça… »

Dans son esprit chahuté par ces déclarations une chose se faisait jour… Elle pensait in petto

« Avec la Sophie qui ne veut pas se marier et celui-ci maintenant qui est homo, je ne suis pas près d’être grand-mère… »

Elle avait à peine pensé cela que déjà elle se le reprochait. « Tu n’as pas honte » se dit-elle

« Ton fils t’annonce qu’il est homo et toi tu ne penses qu’à une chose… Tu n’auras pas de petits enfants… »

Et aussitôt après « Bon… Il y a encore Marco… espérons… »

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Fabrice était un peu pâle. Il s’appuyait sur l’épaule de Claudine qui tout à coup réalisa le poids qui pesait sur elle. Elle se tourna vers son mari et lui dit :

« Tu me fais un peu mal Fabrice… »

« Hein ?... Quoi ?... Oh pardon. Excuse-moi Claudine, je ne me rendais pas compte. Bien. Je crois que pour ce soir nous avons notre compte d’émotions les uns les autres… Si nous allions nous coucher ? Il est tard. Nous reparlerons de tout ça demain. Comme on dit hein… Demain il fera jour »

Claudine se releva de sa chaise où elle semblait vissée depuis quelques minutes qui lui semblaient des heures. Elle se dirigea vers la porte de la chambre, qui était restée « La chambre de Patrick » et elle dit :

« Bon, je vais vous sortir des draps et des couvertures. Par contre, si ça ne vous ennuie pas vous ferez le lit… je suis un peu fatiguée ce soir. »

La nuit fut courte et le sommeil agité. Claudine et Fabrice passèrent la nuit à se tourner et à se retourner sans cesse…

Vers cinq heures du matin, n’y tenant plus, Claudine se leva.

« Tu te lèves », murmura Fabrice encore à moitié dans des songes incohérents dans lesquels se confondaient son imagination et des bribes d’une réalité dont il se demandait si elles étaient réelles ou si elles étaient du domaine de ces rêves étranges qu’il avait fait toute la nuit.

De temps à autre il émergeait, quelquefois en sueur et il lui fallait quelques secondes pour faire le point sur ce qui appartenait à Morphée et ce qui s’était réellement passé.

Puis il se retournait après avoir jeté un regard sur Claudine qui semblait dormir à ses côtés. Mais il la connaissait trop bien pour savoir qu’en réalité elle ne dormait pas. Elle ne dormait jamais dans cette position là, couchée sur le côté et tournant le dos à son cher Fabrice. Claudine avait passé toutes ces heures à reprendre point par point la soirée de la veille. À la fin de chaque « reconstitution » elle parvenait toujours au même constat.

Non. Elle n’avait pas rêvé. C’était bien son fils Patrick qui était revenu à la maison. Et il y était revenu, quatorze mois presque jour pour jour, après son départ, accompagné d’un jeune homme avec lequel il était en couple. En couple… Elle avait beau se répéter ces mots, elle ne parvenait pas à réaliser. Elle avait souvent vu ou lu des choses, concernant l’homosexualité, mais sans jamais y apporter trop d’importance. Elle n’était pas concernée.

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Elle était bien un peu choquée quand elle voyait des jeunes hommes, et surtout des jeunes femmes s’embrasser à bouche que veux-tu, lors de cette fête annuelle que l’on montrait à la télévision et qui avait le don d’exaspérer Fabrice.

« Bon sang de bois ! » Jurait-il à chaque fois.

« Qu’ils fassent ce qu’ils veulent entre eux je m’en tamponne, mais bon sang, quel besoin ont-ils de montrer ça à la télévision ?... Et aux informations en plus. Lorsque toute la famille est rassemblée devant le poste… Il y a des enfants. Merde ! »

Gay Pride… Il avait ressorti son « Harrap’s » et cherché le mot « Pride ». Pour le mot « Gay » il n’avait évidemment nul besoin d’explications.

Depuis longtemps la télévision – encore elle – s’était chargée de le vulgariser ; comme bien d’autres d’ailleurs.

Toutes ces expressions modernes énervaient Fabrice. Surtout les mots anglais adaptés à la « sauce néo machin », comme il l’entendait dire trop souvent à son gré, c’était « tendance ». Bon sang que cette expression avait le don de l’énerver.

Des individus en mal de notoriété vite acquise balançaient comme ça des phrases dont ils s’appropriaient souvent une paternité injustifiée souvent proche du plagiat.

Et aussitôt elles étaient reprises par des « gogos » sans personnalité qui se donnaient des airs, car ils étaient « branchés »… Tu parles d’un branchement toi ! « Soupirait Fabrice » décontenancé par l’évolution d’une société dont il ne refusait nullement la modernité, mais dont il regrettait la vacuité selon lui et l’inutilité de toutes ces choses qui toujours selon lui n’apportaient rien de concret ni de positif à la société. Lorsqu’il lut que le mot « Pride » signifiait « fierté », tout d’abord il crut s’être trompé d’orthographe. Il reprit son journal et nota bien les lettres… Pas d’erreur, c’était bien ça ! Gay Pride signifiait donc

« La fierté d’être gay, homo quoi !... Ben merde alors ! »

Laissa-t-il échapper à la grande surprise de Claudine qui somnolait un peu à ses côtés malgré les deux grands bols de café noir qu’elle avait bu depuis cinq heures du matin.

« Que se passe-t-il Fabrice » lui dit-elle, une mauvaise nouvelle dans le journal ? »

« Hein ?... Quoi… Heu, pardon, non, pas de mauvaise nouvelle dans le journal… Je cherchais la signification du mot Gay Pride. »

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« Et alors, tu l’as trouvée ? »

« Oui, évidemment, enfin pour gay je savais, c’est pour

« Pride » que j’ai dû prendre le dictionnaire d’Anglais. Tu te rends compte, ça veut dire

« fierté ». Fierté… La fierté d’être homo ! Ça, c’est la meilleure, non ? »

« Ah c’est ça que tu cherchais depuis tout à l’heure… Tu aurais dû me demander, je te l’aurais dit moi. »

« Comment ça, tu connaissais ça toi ? »

« Évidement tiens ! Tu n’écoutes jamais les informations ?... »

« Bien sûr que si, mais je n’avais encore jamais prêté attention à ça. Tu sais, quand je les voyais défiler avec leurs plumes dans… enfin, tu m’comprends… Mais… j’y pense… si ça se trouve, un jour, en regardant cette « Gay Pride » à la télévision, si ça se trouve tu y as vu ton fils !... »

« Mon fils », reprit Claudine « qui est aussi le tien, dois-je te le rappeler ? »« Oui, non, évidemment, ce n’est pas ce que je voulais dire… Enfin tu vois Claudine, toute cette affaire, moi ça me fout en l’air… Je suppose que toi aussi, évidemment. » Je ne crois pas que Patrick soit du genre « folle », il n’en a pas l’air et son ami non plus. Tu sais Fabrice, il y a plein d’homosexuels qui sont discrets et qui ne souhaitent qu’une chose, c’est de vivre tranquillement, comme tout le monde ».

« Comme tout le monde… Comme tout le monde… là tu y vas un peu fort, non ?... Tu crois que c’est normal de vivre avec un autre homme, pour un homme ?... Ou de vivre avec une femme, pour une autre femme ?... Quoique… dans le cas des femmes je trouve ça moins choquant que pour les hommes. »

« Ah bon… et pourquoi donc, s’il te plaît ?... Dis-moi donc un peu pourquoi ce serait plus normal pour les femmes que pour les hommes ?... Ah oui, je te vois venir.

Les femmes sont des objets sexuels et donc qu’elles le soient pour des hommes ou pour des femmes quelle importance !... »

« Mais non… Qu’est-ce que tu vas chercher là… Quoi que… Tu as peut-être bien raison après tout ma chérie… C’est vrai que mon premier réflexe à été de penser dans ces termes là, mais en y réfléchissant, vu par une femme la réciproque doit s’appliquer exactement de la même façon… »

« Mon cher Mari » dit Claudine avec une emphase voulue, « Je suis bien aise de t’avoir amené à réfléchir… ce n’est pas si souvent que tu acceptes mon point de vue aussi rapidement.

La plupart du temps il me faut parfois deux ou trois jours… ça dépend si tu as des petites envies, ou pas… »

Dit-elle pour finir, en devenant un petit peu coquine. D’ordinaire Fabrice aimait bien que la conversation prenne ce tour là, mais en ce dimanche matin de fin d’hiver humide et frais pour la saison, il ne se sentait pas d’humeur pour la gaudriole… Il avait en tête des préoccupations bien moins réjouissantes. Comment allait-il dépatouiller tout ça.

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Sans s’en rendre compte, il avait prononcé ces derniers mots à haute voix :

« Comment allons-nous, veux-tu dire, dépatouiller tout ça, comme tu dis ! »

« Hein, quoi ?... » « Et bien, je t’ai entendu, tu as dit ça à voix haute mon cher mari… Ne t’en es-tu pas aperçu ?... »

« Ben non », répondit-il un peu énervé d’avoir été surpris en situation de désappointement.

« Fabrice, écoute-moi bien. » Oups là !...

Quand Claudine commençait par ces mots, ce qui suivait, en général, n’était pas très souvent à l’avantage de Fabrice… Qu’allait-il encore lui tomber sur la tête. Machinalement il remonta un peu les épaules, comme lorsque l’on s’apprête à recevoir une averse et que, bien entendu on a laissé son parapluie à la maison, bien au sec…

Claudine reprit :

« Ne te referme pas sur toi-même, je n’en ai pas après toi. »

Bonne nouvelle se dit Fabrice, retrouvant un peu d’assurance…

« Ce que je veux te dire, c’est que nous sommes tous ensemble dans ce qui pour le moment est encore un problème. »

Claudine, qui prétendait n’avoir qu’une intelligence très modeste ; ce que contestait vigoureusement Fabrice lorsqu’elle proférait ce qui selon lui était une absurdité qui démontrerait si cela avait été le cas qu’elle avait raison… Mais le raisonnement se prenait alors les pieds dans le tapis, et Fabrice se contentait généralement de hocher sentencieusement la tête en murmurant un « Je me comprends » à peine audible, et Claudine enchaînait, comme elle le fit, cette fois encore.

« C’est encore, pour l’instant, un problème, mais il va bien falloir nous y faire. Et alors, ça n’en sera plus un CQFD » !

Fabrice avait beau connaître Claudine depuis plusieurs décennies, elle le surprenait toujours. Elle avait un bon sens infini et un équilibre psychologique inébranlable qui faisait depuis toujours son admiration. Dans les situations les plus graves ou les plus rocambolesques, elle trouvait toujours le bout du fil d’Ariane qui menait vers la sortie !

« Tu as sans doute raison Claudine, comme d’habitude d’ailleurs. Mais pour l’instant, avoue que la pilule est dure à avaler… » « Évidemment, tiens. Qu’est-ce que tu crois, penses-tu que pour moi c’est une partie de plaisir ?... Tu sais combien j’aimerais avoir des petits enfants – oui, je sais que c’est une perspective qui ne t’enchante pas autant que moi… Tu ne vois dans cet avenir « grand-paternel » que des soucis de gosses criants et bousculant tout sur leur passage. Et surtout, abîmant tes affaires, occupant ton espace, cherchant à grimper sur tes genoux à l’heure où, posant ton journal sur ceux-ci, tu t’apprêtes à faire ta sacro-sainte sieste du samedi après midi… »

« Que vas-tu chercher là ! » Répliqua Fabrice…

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« Tu as décidément une imagination débordante… Tu devrais écrire un livre, tiens ! Maintenant tu as un sujet. – Comment j’ai appris en un quart d’heure que mon fils était homosexuel. Tu sais bien que je ne suis pas aussi vif que toi et qu’il me faut du temps pour admettre les choses. Toi tu es d’un pragmatisme qui me surprendra toujours. Tu observes, sans en avoir l’air. Tu scrutes, tu recherches, tu analyses… et tu déduis. En deux coups de cuillère à pot l’affaire est réglée. Ben pas pour moi »...

Effectivement, Claudine connaissait bien son Fabrice. Quand elle l’avait vu, la première fois, à la porte de l’Université, il était planté là. Maigre comme un chat mouillé – avait-elle pensé à l’époque. Il se tenait debout à côté d’un des piliers de l’entrée et semblait chercher quelqu’un du regard.

Par la suite elle sut que c’était une attitude qu’il se donnait, car en réalité il n’attendait ni ne connaissait personne.

Il venait tout droit de sa province natale et du haut de ses dix-neuf ans, tout gringalet, mais si mignon – déjà – il lui avait donné l’envie de s’approcher et de lui parler.

Ce qu’elle fit, évidemment, et elle ne le regrettait pas le moins du monde, bien au contraire :

« Fabrice mon chéri, il va bien falloir nous y faire… C’est comme ça. Allez, je vais faire chauffer le lait. Va donc chercher des croissants

« Hé ! » lança-t-elle à Fabrice qui empoignait déjà son pardessus... « Prends-en suffisamment… N’oublie pas que nous sommes deux de plus ce matin… »

Fabrice releva son col et franchit la porte, préférant se jeter dans l’humidité froide de ce matin d’hiver que de rester au chaud dans cette maison où il lui semblait ne plus reconnaître grand-chose…

« Bon… Nous verrons bien », dit-il en marchant à grands pas en direction de la boulangerie dont l’enseigne brillait sous la brume à quelques centaines de mètres de là.

« Combien vais-je prendre de croissants » ?

Disait-il en avançant le dos incliné vers l’avant afin de se protéger des cette brume tenace…

« Voyons… Claudine, ça fait deux… Sophie, Marco… Patrick et son ami donc… et moi ça fait ?... Douze ! Bon, allons-y pour une douzaine de croissants… J’espère que la boulangère ne va pas me questionner sur ce nombre particulièrement élevé… Bof… je lui dirai que nous avons de la famille… Elle ne viendra pas vérifier hein !... »

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À la maison des bruits commençaient à se faire entendre du côté toilette et salle d’eau… Comme d’habitude c’est Sophie qui arriva la première.

Elle se couchait généralement plus tôt que les autres et dès le matin elle était « au top » comme disait Marco, mais ce matin là elle en était loin.

Elle était à peine coiffée et sous les yeux elle avait des cernes. Ce n’était pas dans ses habitudes de se présenter de façon aussi négligée et cela inquiéta Claudine.

« Bonjour ma chérie. Tu n’as pas bonne mine ce matin… Tu as les yeux fatigués. Tu n’as pas bien dormi ?... »

« Pas bien et pas assez longtemps » répliqua-t-elle. « Ça t’étonne ?... »

« Non, pas vraiment… C’est vrai qu’avec ce que nous avons pris hier soir il m’a été très difficile de trouver le sommeil.

Pour tout te dire, je suis debout depuis cinq heures du matin et ton père depuis six heures… »

Claudine savait que Sophie n’était pas du genre à s’épancher, surtout si on essayait de l’y pousser. Elle se fermait alors comme une coquille Saint Jacques bien fraîche dont on titille l’intérieur avec une brindille de paille pour vérifier sa vivacité. Elle décida donc de la laisser venir et son attitude porta ses fruits, car Sophie se décida à parler. C’était tellement rare que Claudine se posa silencieusement sur le coin d’une chaise et attendit la suite.

« Oui ! Tu l’as dit… Pour une surprise… C’est une surprise. Tu te rends compte ?... Le petit Patrick, ce gamin qui dévorait en douce « Playboy » et tous les journaux du même genre, caché dans les WC ! »

« Ah bon !... Tu savais ça toi ?... Je n’en savais rien moi… Et… qui donc lui fournissait ces journaux ?... Il n’avait pas beaucoup d’argent de poche. Ah ! Te souviens-tu de l’histoire de l’argent de poche ?... Oui, évidemment… on en parlait tous les six mois ».

Dit-elle avec un sourire qui s’épanouit à l’évocation de cette anecdote qui était à jamais inscrite dans les anales familiales.

« Ben, évidemment que je le savais, puisque c’est moi qui lui achetais. Enfin… Parfois c’était papa. Quand il était de bon poil ».

« Ton père achetait Playboy ! »

« Oh pas pour lui. Enfin… il devait bien jeter un œil dessus de temps en temps. Je crois qu’il avait un faible pour les belles brunes aux cheveux coupés au carré du Crazy Horse. Non, il a commencé à l’acheter pour Patrick le jour de ses seize ans je crois ».

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Claudine ne fut pas tellement surprise par cette révélation. Fabrice avait souvent abordé le sujet de la puberté de Patrick avec elle. Il se demandait comment s’y prendre pour parler « d’homme à homme » avec son fils. Il sentait bien qu’il y avait des questions qui se bousculaient dans la tête de celui-ci, mais comment faire ?... Comment s’y prendre ! Claudine avait alors commandé un livre : « La sexualité expliquée simplement à votre enfant ». Le titre avait l’air prometteur et sans doute y trouveraient-ils, Fabrice et elle, des réponses aux questions qu’eux-mêmes se posaient sur le sujet, car non seulement ils ne savaient pas comment l’aborder, mais en outre ils avaient peur de ne pas être à la hauteur.

Après tout, leur « sexualité » puisqu’il fallait bien appeler les choses par leur nom et donc, comme disait Fabrice appeler un chat un chat.

Oui… Pour les chats c’était facile, mais pour le sexe c’était une autre histoire… Une fois le livre réceptionné, et vite camouflé dans la table de nuit de leur chambre, Fabrice et elle avaient passé des soirées entières à se faire la lecture, à mi-voix, pour que rien ne traverse les cloisons.

La maison était assez bien insonorisée, c’était une construction un peu ancienne, pas un de ces « clapiers » avec des cloisons de carton comme on les faisait maintenant.

Un matin, c’était un peu avant, non… Juste après que Patrick ait eu ses seize ans – tiens donc – Patrick n’avait pas cours ce matin-là.

Son professeur était malade, ou en stage… Elle ne se souvenait plus, mais qu’importe.

Elle était debout devant son évier et Patrick finissait son petit déjeuner quand elle se lança.

« Patrick ? » « Oui… » « Heu… voilà. Tu viens d’avoir seize ans, et ton père et moi on se demande depuis quelque temps comment aborder ce sujet avec toi… »

« Quel sujet maman » répondit Patrick, qui avait très bien compris, dès le premier mot, où voulait en venir sa mère…

Il ne voulait pas la mettre mal à l’aise, mais il s’amusait à la voir tortiller son torchon en cherchant par quel bout attraper le bidule…

« Et bien… Tu sais… les filles quoi… »

« Ah, les filles ! »

« Oui, c’est ça. Les filles… »

« Et, qu’est-ce que tu veux savoir maman ?... »

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Alors là, la Claudine, elle fut complètement perdue. Dans le livre ils disaient qu’il fallait suivre « le plan ». Tu parles toi. Facile à dire, mais là, le plan était complètement chamboulé.

Normalement c’était à elle de demander à son fils ce qu’il voulait savoir et pas l’inverse. Comment allait-elle retomber sur ses pieds ? Elle réfléchit un instant et reprit.

« Et bien, j’aimerais... Enfin, ton père et moi, nous aimerions savoir, où tu en es dans ce domaine quoi… Est-ce que tu as déjà eu une petite copine ? Est-ce que ça te pose un problème quelconque ? Est-ce que nous pouvons t’aider ?... »

« Maman… Une petite copine ! Tu rigoles. Maintenant on n’a plus de « petite copine. On a une meuf ».

Dit-il en se rengorgeant un peu.

« Une quoi ?... Une « meuf »… « Et qu’est-ce que ça veut dire ? »

« C’est du verlan. C’est l’inverse du mot femme ».

« Ah !... J’ignorais… Alors je reformule ma question, est-ce que tu as, une meuf… » Dit-elle comme si elle avait dit un gros mot.

Patrick était aux anges. Il commençait à comprendre la signification de l’expression – boire du petit lait. Il regardait sa mère avec tendresse toutefois, pas avec moquerie.

Il aimait beaucoup sa mère, et son père, tout autant… Et il ne voulait pas l’humilier, juste rire un peu à ses dépens. Et donc il décida de mettre un terme à son petit jeu avant d’être allé trop loin.

« Écoute maman. Tu sais, c’est normal que nous ayons des mots de notre âge. Je suis sûr que vous aviez les vôtres quand tu étais jeune… Enfin… je ne veux pas dire que tu es vieille hein ?... Tu n’es pas vieille, mais bon..., quand papa et toi aviez seize ans… Il y avait surement des expressions qui n’existent plus aujourd’hui. »

Claudine avait beau essayer de faire un saut en arrière dans le temps, impossible de se souvenir d’une expression particulière.

Les seules choses dont elle se souvenait c’était des expressions qu’elle tenait de sa propre mère, comme le nom que l’on donnait aux jeunes, sous l’occupation… C’était… J3, J2… ça correspondait à des tranches d’âge et ça servait à obtenir des tickets de rationnement pour les jeunes qui avaient des besoins alimentaires différents des adultes, tels que le sucre et le chocolat…

« Quand il y en avait », spécifiait aussitôt sa mère…

« Quand il y en avait ! Et ça n’était pas souvent le cas… »

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Claudine se remémorait sa pauvre maman. Combien de fois lui avait-elle rabâché ses vieilles histoires de « l’occupation »… Et leur rencontre, avec son père, et patati et patata... Claudine connaissait par cœur non seulement les mots et les phrases, mais aussi l’ordre dans lequel, irrémédiablement elles venaient.

Ça lui faisait tout drôle de repenser à ça, aujourd’hui. Elle était perdue dans ses souvenirs lorsque Sophie la rappela à la réalité.

« Enfin bref » dit-elle. « À cette époque-là, je n’aurais jamais pensé que Patrick allait devenir homosexuel… »

« Patrick, homosexuel. J’arrive à peine à prononcer ce mot… Non, mais, tu te rends compte ? »

« Maman, tu sais, je crois qu’il faut nous faire une raison. Ce n’est pas une maladie saisonnière qui va passer comme le rhume des foins… Patrick est homo et il le restera. Il vaut mieux nous faire à cette idée tout de suite et accepter les choses telles qu’elles sont. De toute façon nous ne pouvons rien y changer. »

Claudine l’avait bien compris. Depuis hier soir elle tournait et retournait tout cela en tous sens dans sa tête… C’était un fait. Elle ne pouvait rien à cette situation.

Vers les trois heures du matin, accablée de fatigue à force de ne pas trouver le sommeil, elle en était même venue à se dire qu’il aurait mieux valu qu’il ne revienne jamais.

Mais cette perspective n’avait pas plus tôt effleuré son esprit qu’aussitôt elle la chassa d’un geste rageur.

« Non, mais. Tu te rends compte de ce que tu dis » pensa-t-elle. « Tu as raison ma Sophie. Comme toujours... Bon. Allez. Ils ne vont pas tarder à arriver, j’ai entendu des bruits dans la salle de bain… Marco lui dort toujours à poings fermés. Évidemment, il s’est couché tard lui aussi. »

Et tout à coup un autre problème s’imposa à son cerveau en ébullition. Comment expliquer tout ça à Marco ?... Comme cela lui arrivait de temps en temps, sans s’en rendre compte elle avait pensé tout haut.

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Claudine reprit.

« Comment allons-nous expliquer quoi à Marco ?... Mais maman, dans quel monde vivez-vous papa et toi ?... Franchement, Marco a quatorze ans. Il sait tout ce qu’il y a à savoir sur le sexe, et depuis surement deux ou trois ans. Je te le parierais ! »

« Tu crois » ?

Répondit Claudine, en se surprenant à envisager ce fait comme étant une délivrance alors que la veille au matin, si on lui avait dit la même chose elle aurait sauté au plafond en jurant que c’était impossible. Que son petit Marco était encore un enfant… Il n’était certes plus un garçonnet, mais enfin, il avait à peine quatorze ans !...

« Je ne crois pas » Rétorqua Sophie. « J’en suis sûre. »

« Ah ben dis donc… décidément, depuis hier soir j’ai vieilli de dix ans. »

« Mais non maman » répondit Sophie tout en pensant

« Tu n’es pas encore au bout de tes peines ma pauvre maman… ça ne va pas être simple maintenant.

Si la pauvre Claudine avait pu lire dans les pensées de sa fille elle aurait fait un infarctus c’est certain… Mais heureusement il n’en était rien.

Un bruit se fit entendre dans le couloir.

« Ah… les voilà, murmura Claudine. Bon… soyons naturelles »…

Au moment même où les deux jeunes gens débouchaient du couloir et entraient dans la cuisine on frappa à la porte vigoureusement.

Claudine avança vers celle-ci comme si elle s’attendait à une autre catastrophe…

« Et bien maman, ouvre » lui dit Sophie qui se demandait pourquoi sa mère hésitait, la main sur la poignée de la porte.

Claudine, comme un robot, ouvrit la porte, machinalement.

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« Ah tout de même » dit Fabrice, un peu trop fort. Il semblait énervé. « Déjà que j’étais encombré avec ces deux poches de croissants. Ça glisse… pas moyen de tenir ça correctement et d’aller chercher mes clefs dans ma poche. Et en plus il pleuviote.

Il tombe un crachin froid… Brrr… fait pas chaud. Ferme vite la porte Claudine. Il reste du café j’espère, j’en boirais bien un bon bol bien chaud avec mes croissants. »

Il avait retrouvé son sourire.

Il fit un petit baiser à Claudine, en passant et se dirigea vers la table pour y déposer les deux poches de papier desquelles s’échappait un très agréable fumet. Cette odeur de croissants frais, ajoutée à celle du café qui attendait sur le coin du feu…

« Hum ! J’ai faim » dit-il en enlevant son par-dessus. Il le secoua un bref instant et l’accrocha au porte-manteau derrière la porte puis alla s’asseoir, saisit un bol et tapa du poing sur la table en disant d’une voix volontairement déformée.

« Holà, tavernier !... Un café et vite, j’ai froid moi. Je me suis tapé l’attente sur le trottoir devant la boulangerie, moi. Pour que ces messieurs dames aient leurs petits croissants chauds du dimanche ». 

C’était « sa » phrase. Chaque fois qu’il revenait de chez le boulanger, le dimanche matin, avec les croissants de la famille, et ceci été comme hiver, il lançait sa fameuse phrase. Tout à coup son regard croisa celui de Patrick et il sembla revenir à la réalité brutalement. Son visage se rembrunit imperceptiblement, mais il reprit le contrôle aussitôt et dit sur un ton qu’il voulait enjoué

« Alors Patrick, bien dormi ?... »

« Oui, je te remercie papa, j’ai bien dormi. Il faut dire que nous étions fatigués hier soir, c’est que… nous avons fait de la route en deux jours. »

« Ah bon ! Mais où étiez-vous donc ?… Enfin, si ça n’est pas indiscret… »

« Oh ce n’est pas indiscret » répliqua Patrick. « Nous étions à Hambourg. »

« À Hambourg », reprit Fabrice, qui regretta aussitôt sa question.

En effet, pas plus tard qu’avant-hier il avait vu aux informations du soir à la télévision, qu’à Hambourg se tenait le plus grand rassemblement homosexuel européen. Afin de ne pas embarrasser son fils il reprit aussitôt.

« Ah oui, évidemment, à Hambourg… Bien sûr, suis-je bête. Bon, Claudine, il vient ce café, ou bien es-tu partie le chercher en Bolivie… »

Claudine n’avait pas tout suivi, mais elle connaissait bien son Fabrice et donc elle ne releva pas. Elle savait que s’il avait utilisé cette façon, fort peu habituelle de s’adresser à elle, c’était pour couper court, car la conversation prenait un sens qui allait lui poser des problèmes.

Il serait toujours temps de lui demander, plus tard, quand tout ce petit monde serait reparti vers ses occupations personnelles. Là-dessus, étouffant un bâillement énorme, Marco fit son entrée dans la cuisine.

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« Salut tout l’monde » dit-il à la cantonade.

« Ah, mon Papounet est allé chercher les pitits croissants du dimanche » souffla-t-il alors que dans le même mouvement il se penchait en avant pour embrasser son père.

« Ah oui. Ton père a droit à un bisou parce qu’il est allé chercher les croissants… Et moi ?... Je n’ai pas droit à mon bisou du matin, moi, ta mère ?... »

Faisant mine de n’avoir rien entendu Marco se leva, comme s’il allait chercher un bol, puis, bifurquant d’un seul coup sur la gauche il attrapa sa mère par le cou et lui donna un énorme baiser mouillé sur la joue.

« Ah ! Cochon d’cochon » lui lança-t-elle alors qu’il s’éloignait rapidement comme s’il craignait des retombées à la suite de son baiser mouillé.

« C’est ça que tu appelles faire un gros baiser à ta chère Môman qui s’est éreintée à préparer la table, le café et le chocolat au lait de Môssieur ! Ah bravo. Ça ne m’étonne pas tout ce qu’on dit sur les jeunes de nos jours… »

Aussitôt prononcées ces paroles lui semblèrent bien mal à propos, compte tenu de la situation. Mais tel un chat qui tombe d’un toit elle effectua dans le même instant un rétablissement verbal spectaculaire qui laissa tout le monde sans voix :

« Et bien quoi ?... Ce n’est pas parce que Patrick est homo qu’on ne va plus pouvoir plaisanter sur rien dans cette maison ! »

Et là-dessus elle partit d’un grand rire… Juste un tout petit peu forcé.

« Allez, assis tout le monde. Qui veut quoi ?... Bon, toi Fabrice – à tout seigneur tout honneur ».

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Celle-ci aussi faisait partie du rituel du dimanche matin… depuis des années Claudine démarrait la « cérémonie » du petit déjeuner du dimanche matin par cette phrase immuable.

« À tout seigneur tout honneur, Monsieur Fabrice, s’il vous plaît, voulez-vous me passer votre bol je vous prie ?... »

Et comme chaque dimanche depuis des années, Fabrice s’exécuta. Pour quelle raison en aurait-il été autrement ?...

Rien ou presque n’était changé sous le toit de la famille…

« Monsieur Marco… Un chocolat au lait je présume ?... »

Évidemment Marco jouait le jeu, comme son père, sa mère, et même Sophie il se pliait à la petite saynète.

Et finalement, bien qu’elle trouvât ça tout à fait désuet et un brin ringard, elle n’aurait pour rien au monde raté ce moment-là.

Et pourtant… Il allait bien falloir que cela arrive un jour ou l’autre, pensait-elle…

Et elle aussi, tout comme son frère Patrick la veille au soir, pensait que le plus tôt serait le mieux. Mais voilà… Est-ce que deux nouvelles d’une telle importance coup sur coup n’allaient pas détruire le bel équilibre de sa famille ?…

Elle ne tenait pas du tout à créer un raz de marée qui l’anéantirait. Elle tenait à son petit monde. À vrai dire, il était si important pour elle que cela faisait maintenant deux ans qu’elle ne disait rien de ses intentions pour ne pas la mettre en péril. Pendant ce temps Claudine continuait le service…

« Bon, ma grande Sophie, toi c’est un thé… Comme d’habitude. Tiens. Voilà la théière. Tu le laisses infuser à ton goût… Il est très chaud, fais attention. »

« Patrick, qu’est-ce que tu prends pour ton petit déjeuner ? »

« Je prendrais bien des corn flakes, comme dans le temps, mais en as-tu encore ?... Ce n’est pas sûr… Depuis si longtemps. »

« Mais si j’en ai encore… Figure-toi que je te les ai mis de côté pour le jour où tu reviendrais… Mais non, qu’est-ce que tu crois, je ne vais pas t’empoisonner avec des corn flakes de deux ans… Il arrive que Marco en mange parfois, alors j’en ai toujours une boîte en réserve dans le placard, mais tu peux regarder la date de péremption, elle est valable encore plus de six mois…

Et vous Monsieur » dit-elle en s’adressant à celui dont il faudrait bien finir par admettre qu’il était l’ami de son fils. « Que prenez-vous ? »

« Maman, tu peux l’appeler Claude… »

«Je prendrais bien du café au lait. » dit Claude aussitôt, afin de ne pas embarrasser la mère de son ami. Claudine se dit que c’était la première fois qu’elle entendait le son de sa voix. Elle avait beau chercher dans sa mémoire, il lui semblait bien qu’il n’avait pas prononcé un mot la veille.

« Bien. Répondit-elle. Un café au lait… et même chose pour moi. Allez, bon appétit tout l’monde. »

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Quelques croissants moelleux et odorants plus tard, lorsque l’atmosphère fut plus détendue, Claudine osa avancer une question.

« Dis-moi Patrick. Enfin, si ça ne t’ennuie pas. Qu’est-ce que tu fais comme travail ?... Je me souviens que dans le temps tu avais envisagé l’industrie automobile… »

« Oh, c’est bien loin tout ça… » Répondit Patrick en se tournant vers sa mère. « Non… L’automobile n’était pas faite pour moi. Enfin comme passager ou conducteur si, comme tout le monde…

Mais pas pour y travailler. Quand je suis parti de la maison je n’avais aucune formation spécifique. Et donc j’ai fait pas mal de petits boulots d’une semaine ou deux, parfois trois... J’ai été serveur dans un fast-food à La Garenne Colombe. J’ai fait du porte-à-porte pour une société qui vendait des encyclopédies. Je n’en ai pas vendu une seule… et ensuite j’ai rencontré Claude. »

Fabrice sortant d’un mutisme léger questionna.

« Veux-tu dire par là que tu ne travailles pas et que c’est ton ami qui paye les factures ?... »

En prononçant ces mots son visage s’était renfrogné un peu malgré lui.

« Mais non. Pas du tout… Je travaille. Je suis nourrice agréée »

Alors là, Fabrice eut vraiment l’impression que le plafond de l’appartement lui tombait sur la tête.

« Non, mais tu plaisantes, n’est-ce pas ? Nourrice agrée c’est un métier de femme ».

Patrick regarda Claude avec un petit sourire en coin et lui dit :

« Tu vois… Je te l’avais dit. Annonce à tes parents que tu es homosexuel et, la surprise passée, tout rentre dans l’ordre. Mais annonce que tu es Baby Sitter et le monde s’écroule !... »

« Ah pardon » répliqua Fabrice. « Tout d’abord le fait que tu sois homosexuel, bien que nous soyons bien obligés de l’admettre, ce n’est pas pour autant que tout est réglé sur ce sujet.

Et d’autre part, tu avoueras qu’annoncer à ses parents que l’on est nourrice agrée a de quoi surprendre un peu, non ?... »

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Constatant qu’il avait sans doute poussé le bouchon un peu loin Patrick se reprit et, tournant vers son père un regard qu’il voulait le plus possible conciliant lui dit.

« C’est vrai papa. Excuse-moi. Tu vois, il ne faut pas m’en vouloir, mais en tant qu’homo et en tant que Baby Sitter j’ai déjà tellement pris de quolibets en tous genres, que j’ai développé une sorte de cynisme et sans doute des réparties qui n’ont pas lieu d’être ici. »

« Mais enfin », reprit Claudine, « c’est sérieux cette histoire de nourrice ?... »

« Oui… et non »

Répondit Patrick.

« À vrai dire je ne suis pas réellement « nourrice agrée », mais il n’y a pas encore vraiment de nom pour ce nouveau métier. Je m’occupe des enfants en bas âge.

Je les change, je leur donne le biberon, je les fais jouer quand ils sont un peu plus âgés. Bref, je fais tout ce que fait une mère ou une gardienne agrée, mais je suis spécialisé dans les tout petits.

C’est, tu as raison papa, un métier occupé généralement par des femmes, mais tu serais surpris de voir la demande qu’il y a pour des hommes à ce type d’emploi. De plus en plus de jeunes femmes préfèrent prendre des jeunes hommes pour s’occuper de leur petit. Sans doute ont-elles moins peur d’être supplantées dans leur maternité par un homme que par une femme… »

Fabrice et Claudine réalisèrent que Patrick ne leur racontait pas une blague.

Il était bel et bien « Nourrice agrée ».

« Bon sang » dit Fabrice... Et… c’est bien payé s’t’affaire ?... » Patrick regarda Claude en souriant et lui dit :

« Ne dirait-on pas que je viens lui demander sa fille en mariage ?... »

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Fabrice partit d’un grand rire sonore qui décontracta tout le monde, car après cette sortie de Patrick Claudine s’attendait au pire. Mais non. Fabrice avait suffisamment d’humour pour assumer la chose. Tant mieux.

C’est ce moment-là que choisit Sophie pour intervenir.

« Bien. Tout le monde ayant l’air de bonne humeur, j’ai quelque chose à vous annoncer moi aussi. »

Tous les regards se tournèrent vers elle dans un même mouvement. C’est Claudine qui ouvrit le feu.

« De quelle chose as-tu à nous parler Sophie ? Rien de grave j’espère !…

Parce que je trouve que ça commence à faire beaucoup pour un samedi soir et un dimanche matin… »

« Écoute maman, ce n’est pas de ma faute si Patrick, par le plus grand des hasards, à décidé avec son ami Claude de revenir hier soir. J’avais, moi, décidé depuis longtemps de vous parler aujourd’hui.

Je me suis longuement préparée pour ne pas vous choquer et pour que tout se passe bien. Je suis au top de ma motivation et voilà que Patrick arrive, comme un chien – excuse-moi Patrick, c’est une image – dans un jeu de quilles… »

« Bon alors » lança Fabrice. « Tu nous l’annonces cette nouvelle ou tu nous laisses le bec dans l’eau encore longtemps ?... »

« Et bien voilà. J’ai invité quelqu’un à déjeuner aujourd’hui. Quelqu’un que je veux vous présenter. »

Claudine prit un temps et d’un coup elle sentit monter en elle un flot de chaleur qui l’envahissait et la privait quasiment de la parole. Dans un souffle elle réussit à dire

« Tu as un ami ? »

« Tu vas le savoir » répondit Sophie… À onze heures et demie tu le sauras ».

Claudine regarda instinctivement la pendule accrochée au mur de la cuisine. C’était une pendule que Fabrice avait confectionnée lui-même, à partir d’une vieille assiette chinée dans un vide-grenier. Elle n’était pas vraiment précise, et selon que la pile était neuve ou usée elle avançait ou reculait. Mais personne dans la maison n’aurait osé émettre l’idée d’aller en acheter une. Et de toute façon, toute la famille avait pour habitude durant les deux jours de fin de semaine de ne se référer qu’à cette pendule et à elle seule. Fabrice qui en général était plutôt libéral avait posé un véto. Interdiction d’utiliser des mots anglais pour parler du repos dominical !

Donc tout le monde disait « fin de semaine » et un point c’était tout.

« Non, mais… qui est-ce qui commande ici… »

Rappelait Fabrice, régulièrement.

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Et à ce moment-là, Claudine en tête, toute la famille y allait de son

« Mais toi Fabrice, ou papa… » Et le rire faisait le reste…

 La fameuse pendule annonçait presque dix heures moins le quart. Claudine bondit.

« Nom d’un chien ! » S’exclama-t-elle. « Tu as invité quelqu’un à déjeuner et tu ne m’as rien dit, et en plus il y a Patrick et Claude qui sont là… Mais comment vais-je faire pour faire manger tout ce monde ?... »

« Tu n’as aucun souci à te faire maman. À midi pile le traiteur sonnera à la porte. Il apportera tout ce qu’il faut pour déjeuner. Hier soir je lui ai téléphoné de ma chambre pour lui dire d’ajouter deux couverts et le tour était joué. Tu vois, tu peux te rasseoir et attendre patiemment que le temps passe. Aujourd’hui j’ai voulu que tu n’aies rien à faire. Que tu sois toute à moi… Bon… Ceci dit, sur ce plan-là c’est un peu râpé à cause de « Patrick and Co »…

Mais ça ne fait rien. Au contraire. Je suis vachement contente que tu sois là Patrick. Vachement contente » !

Ben dis donc, se dirent sans doute en même temps Claudine, Fabrice et Marco...

Elle se lâche Sophie !

« Vachement » on ne l’avait encore jamais entendu dire ça !...

Claudine passait d’une interrogation à une autre, tellement vite qu’en réalité elle n’avait pas le temps de réfléchir à l’une d’elles de façon approfondie. Cela valait sans doute mieux.

Usant d’un bon sens qui ne lui avait jamais fait défaut elle se dit qu’il n’y avait rien à changer à la situation et qu’elle n’avait qu’une chose dont elle devait maintenant se préoccuper, c’est de faire sa toilette et de trouver une robe pour recevoir l’ami de Sophie et fêter dignement cet événement comme il se devait.

Elle se leva et se dirigea sans un mot vers la salle de bain.

« Bon… Et bien, moi je suis déjà douché et rasé » dit Fabrice. Il va falloir vous organiser pour passer dans la salle de bains à tour de rôle. Si j’ai bien compris personne n’a de temps à perdre… Sauf moi » dit-il en dépliant ostensiblement son journal acheté comme de coutume, sur le trajet de retour de la boulangerie.

Tout le monde s’anima d’un coup. Patrick et Claude partirent vers leur chambre pour y faire le ménage et le lit. Sophie attrapa rapidement les bols qui traînaient encore sur la table, les mit dans l’évier, passa un rapide coup d’éponge puis de torchon sur la table maintenant débarrassée et entreprit de faire la vaisselle. Elle attrapa Marco au vol par un bras en lui intimant l’ordre de participer à la vaisselle et lui tendit du même mouvement un torchon sec.

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Tic-Tac. Tic-Tac… La pendule, dont Fabrice était si fier, était seule maître à bord désormais. C’est elle et elle seule qui réglait depuis quelques minutes la vie de tout ce petit monde d’ordinaire si tranquille le dimanche matin.

L’heure avançait. Claudine, Patrick, Claude et Sophie, tous étaient passés par la salle de bains et tous étaient tirés à quatre épingles attendant l’instant.

« Marco ! À la salle de bains et en vitesse » cria Claudine en se tournant vers la chambre de son fils qui répondit un « oui, oui… j’arrive » 

« Plus vite que ça ! » enchaîna son père, levant pour un instant les yeux de sa page des sports.

Claudine avait enfilé cette petite robe qu’elle et Fabrice avaient achetée lors de leur dernier voyage à Paris. « Une très jolie petite robe » avait approuvé Sophie alors que Fabrice bougonnait intentionnellement un :

« Ben… Elle peut hein… Au prix qu’elle a coûté… »

Claudine ne releva même pas. Décidément elle le connaissait bien, son homme. Quoique l’on fasse le temps passe. Et là aussi, il passa. Jusqu’à ce que le branle-bas de combat ne terrorise tout le monde lorsque l’on frappa à la porte. Il était pile onze heures et demie et Claudine ne put s’empêcher de penser. « Qui se ressemble s’assemble » et elle alla ouvrir la porte. Sa main tremblait beaucoup.

Dans l’encadrement de la porte se tenait une jeune femme. Elle devait avoir vingt et un, peut-être vingt-deux ans… Peut-être même moins…

Elle paraissait bien jeune. Du centre de la pièce Sophie lança

« Et bien maman, fais entrer Violette ! »

Claudine était totalement désemparée. Elle s’attendait tellement à voir paraître un homme à la porte qu’elle dit en état second : « Entrez Monsieur… Heu… entrez Mademoiselle…» Violette entra et tout le monde la regardait. Marco avait la bouche grande ouverte et il était écrit sur son front en lettre de feu :

« La vache la belle meuf ! ».

Sophie avança vers son amie en lui tendant les bras. Au passage elle releva la mâchoire de Marco en lui disant discrètement dans un sourire « Essuie-toi, tu baves ».

« Maman, papa et vous tous, je vous présente mon amie Violette. »

Marco, bavant de plus belle :

 « La vache, la meuf !... Violette elle s’appelle en plus… Non, mais je rêve… Ah la vache ! »

Claudine alla s’asseoir sur une chaise du salon. Elle était comme tétanisée. Quant à Fabrice il regardait tour à tour Sophie, Patrick, cette Violette là, qui venait de faire irruption dans leur vie. Puis il revenait à Patrick, passait à Claude puis revenait à Sophie et enfin regardait Claudine et hochait la tête.

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« Tout !... Ils nous auront tout fait ! Mais bon sang. Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu pour mériter ça ? Alors hier c’est Patrick qui arrive et nous annonce qu’il est homo. Et aujourd’hui Sophie qu’elle est lesbienne ! Ah merde… Là ça commence à faire beaucoup. »

Il était pourpre et Claudine, qui avait repris ses esprits, se dirigea vers la salle de bain et revint avec un gant de toilette d’eau fraîche qu’elle lui appliqua d’autorité malgré ses réticences, sur le front afin de le rafraîchir.

« Il va nous faire un coup de sang pensait-elle… Il ne manquerait plus que ça. »

Tout le monde se taisait. Claudine regardait à son tour les uns et les autres alternativement, elle aussi en hochant la tête.

Avec tout ça, ne se préoccupant nullement des problèmes humains, la pendule avait poursuivi son chemin et indiquait maintenant midi.

Quand on frappa à la porte tout le monde sursauta. Personne n’osa aller ouvrir jusqu’à ce que, semblant s’éveiller en sursaut, Claudine dit à Fabrice

« Et bien, va ouvrir, ça doit être le traiteur. »

Et en effet c’était lui. Enfin, plus exactement c’était eux. Sophie n’avait pas fait les choses à moitié. C’était le plus grand traiteur de la ville. Il était accompagné de deux jeunes hommes en costume et d’une jeune femme. Tous portaient des paquets sur lesquels était dessiné le logo caractéristique de la marque.

« Où devons-nous déposer les plats, Madame » ?

Demanda le Chef qui était coiffé d’un de ces bonnets en papier que l’on voit dans les grands restaurants en s’adressant à Claudine. Elle les guida vers la cuisine et demanda s’il y avait des choses à réchauffer.

Le chef cuisinier lui ayant répondu que tous les plats chauds étaient en coffrets thermiques et qu’elle n’avait rien d’autre à faire que de se régaler elle prit son porte-monnaie sur le rebord du buffet et s’apprêtait à l’ouvrir quand le chef la remercia d’un geste :

« Le service est compris Madame. Tout est réglé. Nous passerons vers quatorze heures tente pour rechercher les plats. À moins que vous ne préfériez plus tard ou plus tôt… Vous n’avez rien à nettoyer, nous nous chargeons de tout. »

Claudine bredouilla un :

« Non merci… quatorze heures trente ça ira très bien. Merci Monsieur ».

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Le chef et son personnel s’éclipsèrent et Sophie lança « Bon… Si nous passions à table… Il ne faudrait pas laisser toutes ces bonnes choses refroidir. Vous allez voir… je vous ai gâté. »

« Ah ça, pour être gâtés, nous sommes gâtés »

Enchaîna Fabrice encore un peu empourpré.

« Allez, viens mon petit papa. » Puis elle lui glissa dans l’oreille : « Tu vas voir, tout va s’arranger… Ne t’en fais pas. Tu me fais confiance, non ?... »

Il ne savait plus quoi penser le pauvre. Enfin ! Allons-y pensa-t-il. Et tous se dirigèrent vers la salle à manger sauf Claudine et Sophie qui partirent vers la cuisine.

Elles revinrent bientôt, portant des plats fumants, et Claudine avait un sourire radieux, comme si rien d’anormal ne s’était produit depuis moins de vingt-quatre heures. Elle était rayonnante.

À tel point que si Fabrice n’avait pas eu ce petit avertissement de la part de Sophie il serait en train de penser que sa femme avait pété les plombs. Sophie regarda Patrick et lui dit :

« Bon… Alors, qui commence ?... ».

« Toi », répondit Patrick… Après tout l’idée est de toi ».

« L’idée » dit Fabrice… « Quelle idée ?... »

« Bon allez. Pas la peine de tourner autour du pot. Maman, papa, et toi aussi Marco, car vous êtes les seuls à ne pas savoir.

Voilà. Nous vous avons fait une blague. Papa, j’ai une bonne nouvelle pour toi ? Patrick n’est pas homo.

Pas plus que Claude d’ailleurs, qui en réalité n’est pas l’ami de Patrick, mais le mien. Tout comme violette qui n’est pas mon amie, mais celle de Patrick. Voilà.

Désolé de vous avoir un peu malmenés, mais on ne savait pas vraiment comment faire pour vous prévenir de tout ça et on a pensé qu’étant donné que vous avez tous un bon sens de l’humour nous finirions par en rigoler tous ensemble. »

« Ah parce que tu trouves ça « rigolo » de dire à un père que son fils est homo et dès le lendemain que sa fille est lesbienne. Tu trouves ça rigolo ! Et bien pas moi ! »

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Il n’était plus rouge, il était pourpre.

Il s’était levé comme un diable sortant de sa boîte pour exulter sa colère.

« Enfin Fabrice, calme-toi… tu vas te faire du mal. Tu me fais peur… »

« Ah oui ! Je fais peur ! Et à vous » dit-il en se tournant vers Sophie et Patrick « est-ce que je vous fais peur ?... »

« Ben… Oui, un peu… beaucoup même… On a fait ça pour faire une blague papa »

Dit Patrick, visiblement très embêté. »

« Ah ! Et bien chacun son tour » dit-il en éclatant de rire.

Et il se laissa retomber sur sa chaise en soupirant :

« Mon vieux, ils auront ma peau ces sauvages. » 

« Allez… Mangeons. Sophie a fait des frais ne gâchons pas tout ça ».

Le repas fut plus que fameux, il fut divin. Sophie – qui déclara avoir partagé les frais avec les trois autres conspirateurs – se dit satisfaite de ce traiteur et ajouta :

« Maman, papa, Je pense que vous devriez commencer à mettre de l’argent de côté pour nos mariages. Vous avez de la chance, nous allons nous marier le même jour… Comme ça vous ne ferez qu’un seule dépense ».

Claudine pensait déjà au côté pratique et elle dit : « Oui. Bon, alors… Il va falloir voir tout ça, car pour se marier il y a des démarches administratives à faire. Et puis il faut faire la liste d’invitations et faire imprimer des faire-part et des invitations… »

Marco, qui n’avait encore rien dit durant tout le repas, trop occupé qu’il fût à se délecter des mets délicieux que le traiteur avait apportés leva enfin le nez de son assiette après avoir essuyé du bout d’un doigt qu’il suça voluptueusement sans se soucier de l’œil noir que lui lançait sa mère et dit.

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« Dites donc…Heureusement que tout est rentré dans l’ordre ! »

Tout le monde se tourna vers lui le regard interrogateur.

« Ben ou quoi. Il n’aurait plus manqué que j’annonce que je voulais me mettre en ménage avec mon hamster… Dis donc ! Ça aurait été un sacré bazar pour la publication des bans. »

Et il s’écroula, mort de rire en expirant un formidable

« LOL » !

À cet instant même on frappa à la porte. Fabrice allait se lever, se demandant qui frappait puisqu’il n’était pas quatorze heures trente… mais il n’en eut pas le temps. Par l’entrebâillement de la porte le visage hilare de Rogers parut.

« Alors les enfants… ça y est… Ils sont au courant ? On peut publier les bans !... »

 

Alain Springer© 2010

 

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