Quand l’idée d’écrire cette nouvelle a-t-elle germé dans ce qui me sert à soutenir mon chapeau ? Il y a « belle lurette » et quand aurez-vous le privilège de la lire ? A la « St Glinglin » ! Bon, ben vous voilà prévenus ! Mais à propos, qui d’entre vous, sait qui était justement ce Saint GLINGLIN et cette belle prénommée LURETTE ? Vous voulez le savoir ? Alors plus d’hésitations, écoutez de tous vos yeux, laissez vos oreilles lire cette histoire. Les muets la raconteront aux sourds qui à leur tour, la raconteront aux aveugles des deux tympans, et ainsi tout le monde sera content !
De son vrai nom, Saint GLINGLIN s’appelait GALAHAN O’GALAHAN. C’était un Irlandais. Il était moine au monastère du bon abbé Saint BRENDAN, vous savez, celui qui découvrit l’Amérique bien avant Christophe COLOMB. Ayant appris la maçonnerie dans son enfance, notre frère moine était devenu le tailleur de pierre du couvent. C’est lui qui creusa dans le granit le plus fin et aussi le plus dur, l’auge miraculeuse à bord de laquelle Saint BRENDAN s’embarqua pour aller découvrir le Nouveau Monde. On considérait le tailleur de pierre comme le plus habile sculpteur de toute l’Irlande. Il faisait des statues, des chapiteaux, des autels, des cheminées, des… Enfin, tout le monde l’admirait beaucoup.
Seulement, il avait un grave défaut : il était épouvantablement étourdi. Il oubliait tout, sauf l’heure des repas, et encore parce qu’il avait faim. Il oubliait jusqu’à son propre nom.
Même dans son métier, il avait des distractions lamentables. Ainsi, un jour qu’on lui avait commandé toute une série de statues pour la nouvelle chapelle du monastère, il fit une barbe à la Sainte VIERGE et à Saint PIERRE, il lui mit un chignon. Or chacun sait, que Saint PIERRE était complètement chauve. Ce fut un beau scandale dans le chapitre, où les chauves ne manquaient pas. GALAHAN O’GALAHAN dut expier son double sacrilège par une pénitence de huit jours au pain et à l’eau.
Le bon Saint BRENDAN, qui l’aimait bien, était fort attristé par ces incartades.
- Mon petit, disait-il, prends garde à ton étourderie. Elle pourrait bien un jour te jouer un mauvais tour !
- Je sais, mon père, soupirait GALAHAN. Je dis toujours que je vais faire attention, que je vais me rappeler les choses, mais cinq minutes après, j’ai tout oublié, j’ai même oublié que je suis étourdi et que je n’ai aucune mémoire.
- Hélas ! mon petit, je crains fort que cette malheureuse infirmité ne t’empêche d’être un Saint !
Il faut vous dire qu’en Irlande, à cette époque, tous les gens qui se respectaient finissaient par devenir ou des saints ou des rois. Les autres étaient mal considérés. C’était bien cela qui faisait souffrir GALAHAN. Il approchait de l’âge où un moine, conscient de ses devoirs, songeait à sa canonisation. Mais allez donc canoniser une tête de linotte pareille ! Le malheureux dépérissait à vue d’œil. Il ne se passait pas de semaine sans qu’il apprit qu’un de ses frères plus jeunes, parfois un de ceux qu’il avait connu moinillon, réussissait à faire son trou dans le calendrier. Chaque fois, il passait la nuit en prières, prenait de bonnes résolutions, jurait qu’il serait moins étourdi. Mais le lendemain matin, il avait tout oublié.
Un jour, Saint BRENDAN lui dit :
- Mon enfant, tu as bien mauvaise mine depuis quelque temps. Il te faut changer d’air. D’ailleurs les voyages forment la jeunesse et un gamin de soixante ans comme toi, devrait en tirer profit. Va au port préparer mon auge miraculeuse. Je t’emmène avec moi en Aquitaine !
Saint BRENDAN avait en effet l’habitude d’aller chaque automne dans le midi de la France pour y faire sa cure de raisin frais au moment des vendanges. GALAHAN ne se fit pas répéter deux fois l’ordre de son prieur. Il courut au port et passa l’auge à la pierre ponce afin qu’elle fendit mieux les flots. Sous le banc de granit, il logea le bissac qui contenait son maigre bagage et celui de Saint BRENDAN. Il y ajouta les outils de son art, un burin et un maillet, pour le cas où il rencontrerait quelque bonne pierre valant la peine d’être taillée.
Un beau jour donc, l’abbé et le moine débarquèrent de l’auge sur les rives de la Garonne.
C’était à la mi-septembre, le mois de la paille blanche. Les paysans étaient dans les vignes en train de vendanger. A peine débarqué, Saint BRENDAN s’en fut voir son vieil ami, le prieur du monastère de St MACAIRE. Il laissa son auge à la garde de GALAHAN et avant de partir, il lui recommanda bien de songer à venir le prendre au couvent un peu avant l’heure des complies.
Il faisait beau soleil, bien doré. GALAHAN fit quelque pas le long de la berge parmi les aubiers, un grèbe huppé s’envola à quelques mètres de lui, puis, soupirant d’aise, il s’étendit dans l’herbe odorante. Trois minutes plus tard, il se relevait avec un cri de désespoir. Il avait tout oublié. Mais absolument tout : les recommandations de l’abbé, l’heure à laquelle il devait aller le chercher, l’endroit où il avait amarré l’auge… Il avait même oublié le nom du pays où il se trouvait. La tête dans ses mains, il se mit à pleurer.
Au bout d’un moment, un léger bruit lui fit lever la tête. Il vit alors devant lui, une petite fille qui le regardait curieusement avec ses grands yeux noirs ? Elle pouvait avoir neuf ans.
C’était une très gentille petite fille et elle habitait St MACAIRE, où son père était tonnelier. Elle s’appelait LURETTE. Et comme elle était fort jolie, quand on parlait d’elle, on disait « LA BELLE LURETTE ». C’est d’ailleurs sous ce nom qu’elle est devenue célèbre.
Entre autres qualités, LURETTE avait bon cœur. Elle s’assit à côté du moine.
- Pourquoi pleures-tu ?
- Je… J’ai oublié !
C’était vrai, il avait déjà oublié pourquoi il pleurait. Mais comme LURETTE lui avait parlé en Français, il s’était souvenu qu’il était en France. Cela le consola un peu. Il essuya ses larmes avec sa robe de bure. LURETTE lui sourit.
- Comment t’appelles-tu ?
- GALAHAN O’GALAHAN !
Il faut vous dire qu’il parlait avec l’accent Irlandais, qui tient un peu le milieu entre l’accent Anglais et l’accent Auvergnat. LURETTE comprit qu’il s’appelait GLINGLIN.
- GLINGLIN, c’est un joli nom. On dirait une cloche du dimanche. La Saint GLINGLIN sera une fête carillonnée !
A ces mots, le malheureux eut une nouvelle crise de larmes. Pressé de questions affectueuses, il finit par lui expliquer la cause et l’origine de tous ses malheurs.
- C’est cette maudite distraction, LURETTE. J’ai la cervelle comme une passoire !
- Il faut vous en corriger GLINGLIN. C’est une question de volonté. Elle répétait ce qu’elle avait entendu dire par sa maîtresse d’école. LURETTE était une très bonne élève. Elle entreprit donc de faire l’éducation de son nouvel ami. Pour entraîner sa mémoire, elle lui apprenait la table de multiplication, la plus difficile, celle de sept.
Pendant tout le temps que nos Irlandais restèrent en Aquitaine, le moine et la petite fille se retrouvèrent matin et soir. GLINGLIN puisque c’était son nouveau nom, avait commencé une belle statue de LURETTE et, tandis qu’il tapait à grands coups de maillet sur son burin, ne s’interrompant que pour grappiller un grain de raisin, elle lui posait des colles :
- Sept fois six GLINGLIN ?
- Trente six… non, quarante deux ! LURETTE, tourne un peu la tête à gauche !
- Sept fois neuf ?
C’était plus dur. Il se grattait la tête d’un air penaud.
- Sept fois neuf ? Malheur, j’ai encore oublié ! Tu vois, je ne suis bon à rien LURETTE !
- Mais si GLINGLIN, un petit effort, voyons ! Sept fois neuf soixante trois, répétez !
- Sept fois neuf soixante trois. Relève un peu cette mèche de cheveux !
Et ainsi de suite. Quand vint le moment de quitter LURETTE et de rentrer en Irlande, GLINGLIN avait fait des progrès considérables. En fermant les yeux et en serrant les dents, il arrivait à se rappeler les choses quelques fois deux heures de suite. Le bon abbé Saint BRENDAN en fut ravi. Il donna sa bénédiction à LURETTE et promis de ramener le moine avec lui l’année suivante.
Pendant toute cette année là, GLINGLIN fut un modèle d’exactitude et d’attention. Il arrivait à l’heure aux offices, il rangeait ses outils, le travail terminé et se rappelait le lendemain matin, où il les avait mis. En secret, il avait même appris la table de huit pour faire la surprise à LURETTE.
Puis vint la saison des vendanges. Au moins quinze jours à l’avance, l’auge était fin prête. Un bon vent poussa Saint BRENDAN et GLINGLIN vers l’Aquitaine. Par un soir d’or et de pourpre, ils touchèrent la rive de St MACAIRE. Debout à l’avant de l’auge, GLIGLIN cherchait LURETTE des yeux.
Hélas, dans les vignes désertes, aucun vigneron ne chantait. A la chapelle du prieuré, une cloche sonnait le glas. Inquiets, les deux voyageurs mirent pieds à terre et montèrent vers le village. A l’entrée du monastère, un moinillon tout en larmes, leur confia la triste nouvelle : quelques jours plus tôt, LURETTE avait été prise par les fièvres et elle était morte le matin même en parlant de son ami GLINGLIN.
On l’enterra dans le jardin du monastère et GLINGLIN lui fit une belle tombe sur laquelle il plaça la statue qu’il avait exécutée l’année précédente. Les gens de St MACAIRE allaient souvent la voir les jours de promenade et ils y déposaient des fleurs. Elle est demeurée là pendant des siècles. Elle n’y est plus maintenant mais elle y est restée là si longtemps qu’on a pris l’habitude de la voir. Si bien qu’aujourd’hui encore, quand on veut dire qu’une chose est très ancienne, on dit : « il y a belle lurette ».
Saint BRENDAN abrégea sa visite. Le retour en Irlande fut bien triste. GLINGLIN était inconsolable. Un temps, il essaya de se souvenir des leçons que lui donnait sa petite amie. Mais sa nature oublieuse reprit le dessus. Six mois plus tard, c’est à peine s’il savait que sept fois deux était égal à quatorze. Bientôt, il ne lui resta plus que son chagrin. Il était de plus en plus étourdi, plus distrait que jamais et Saint BRENDAN abandonna l’espérance de le voir canoniser de son vivant. Notre brave frère moine finit par mourir. Et là encore, il fut victime de son incurable distraction. On lui avait pourtant bien expliqué le chemin du Paradis. Mais au moment de partir, rien à faire, il avait tout oublié. Vers le haut ? Vers le bas ? A droite ? A gauche ? Perdu dans l’espace immense, il erra des jours, peut-être des siècles ? Il avait perdu tout espoir lorsqu’un beau matin, au détour d’un nuage, il arriva à la porte du Paradis. Il sonna. Avec un grand bruit de clés, Saint PIERRE vint lui ouvrir. Il le toisa sans aménité :
- Ha, Ha ! Mais c’est GAHALAN O’GALAHAN, l’illustre sculpteur, qui nous fait l’honneur d’une visite ! Que viens-tu faire ici, songe creux ? Je te croyais au Purgatoire !
Rien qu’au ton du grand Saint PIERRE, GLINGLIN comprit que ce dernier n’avait pas oublié l’affaire du chignon. Fort gêné, il se gratta la tête. Saint PIERRE se méprit sur le sens de son geste.
- Quoi ? Tête de linotte, tu as le toupet de venir me demander une auréole ? T’imagines-tu que nous manquions de saints au point de prendre des faibles d’esprit, des gâcheurs de pierre, des… coiffeurs pour dames ?
Il s’étranglait d’indignation. Le pauvre moine ne savait que dire et regardait tristement la pointe de ses sandales, quand soudain, une voix claire lui fit lever les yeux comme jadis sur les bords de la Garonne.
- GLINGLIN, enfin vous voilà ! Je commençais à m’ennuyer sans vous. Mais, maintenant que vous êtes là, vous aller voir comme c’est amusant, le Paradis. D’abord on va vous donner une auréole puisque vous êtes un saint, n’est-ce pas bon Saint PIERRE ?
GLINGLIN sourit tristement à sa petite amie. Il était de plus en plus gêné. Saint PIERRE fronça les sourcils.
- Tu connais ce bon à rien, petite ? Et bien je ne te fais pas mon compliment ! Quant à l’auréole, il peut toujours se brosser, tu m’entends !
Toute rouge, LURETTE tapa du pied :
- Vous êtes méchant, Saint PIERRE. GLINGLIN n’est pas un bon à rien. Seulement il est un peu étourdi. Mais il fait tout ce qu’il peut pour s’en corriger. Il sait la table de sept sur le bout des doigts. Tenez, écoutez : sept fois neuf GLINGLIN ?
- Cinquante six ! répondit GLINGLIN sans hésiter mais en baissant le nez.
- Tu vois ! ricana Saint PIERRE, un bon à rien, c’est ce que je te disais… Eh là, petite, tu ne vas pas te mettre à pleurer, maintenant.
LURETTE était en larmes. Saint PIERRE à gauche, GLINGLIN à droite, essayaient de la consoler. Quand elle fut un peu calmée, le porte-clés du Paradis bougonna :
- Bon ça va, je vais la lui donner son auréole !
Il fouilla dans un coffre et en sortit une auréole dont la dorure commençait à s’écailler.
- Tiens, prends ça, toi, elle est un peu rouillée, mais tu n’auras qu’à y mettre un peu d’huile de coude ! Tu peux écrire « SAINT » sur ta carte de visite, animal ! Mais c’est pour la petite que je fais ça !
Le nouveau Saint était radieux. L’auréole était un peu grande, mais il se garda bien de protester. Il lança un sourire de reconnaissance à LURETTE. Déjà Saint PIERRE revenait avec un gros livre :
- Voyons un peu… il faut que je t’inscrive, maintenant. Nous disons donc, nom et qualité… Saint GALAHA O’GALAHAN… sexe, masculin… profession… hum, pas sculpteur tout de même… tailleur de pierre… nationalité, Irlandaise… Bon, maintenant, il te faut une fête. Ca va être commode, avec un calendrier chargé comme il est ! Enfin, voyons, la date de ta mort ?
Saint GLINGLIN pâlit sous son auréole. Depuis le temps qu’il errait dans l’espace, il avait perdu le compte des jours et il était incapable de dire quand il était mort.
- Je… Je ne sais pas bon Saint PIERRE !
- Tu ne sais pas ? Et qui va le savoir alors ? C’est tout de même un peu fort ! Et ta date de naissance ?
- Je… J’ai oublié, bon Saint PIERRE !
- Tu commences à m’énerver à la fin ! Bon sang, quel empoté ! Alors, il n’y a plus qu’une solution, donne-moi la date de ton baptême, vite !
Saint GLINGLIN resta silencieux. Il avait oublié aussi la date de son baptême. Cette fois, Saint PIERRE se fâcha tout rouge :
- Comment, mauvais chrétien ? Passe encore que tu oublies ta naissance et ta mort, qui ne sont d’ailleurs pas des événements bien remarquables, mais ton baptême ! C’en est trop ! Tu as de la chance d’avoir ton auréole. Les règlements ne me permettent pas de te la reprendre, sans cela ce serait déjà fait ! En tout cas, pour ta fête, tu attendras d’avoir retrouvé la mémoire ! Allez, ouste, je t’ai assez vu !
D’un geste sec il referma son registre et prenant LURETTE par la main, il rentra au Paradis, laissant Saint GLINGLIN planté sur le seuil.
- Mais protesta le malheureux, quand pourrais-je entrer au Paradis ?
- Le jour de la Saint GLINGLIN ! lui jeta Saint PIERRE en claquant la porte.
Depuis ce temps, assis sur un nuage, à l’entrée du Paradis, le pauvre GLINGLIN essaie de retrouver le jour de son baptême, qui sera le jour de sa fête. Il n’y est pas encore parvenu. De temps en temps, pour qu’il ne s’ennuie pas trop, LURETTE lui apporte un morceau d’étoile, qu’il s’amuse à sculpter uniquement pour elle.
Quand il n’est pas content de son travail, il jette les morceaux par-dessus bord et ce sont des étoiles filantes.
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