À QUOI TIENNENT LES CHOSES

Roman

Auteur : Alain SPRINGER

  

Voilà ce que j’ai fait, dit la mémoire.

Je n’ai pu faire cela, - dit mon orgueil, qui reste inflexible.

Et finalement c’est la mémoire qui cède.

Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal.

 

Chap.   I : Préambule

Pourquoi cette citation de Nietzsche, parce qu’elle reflète parfaitement le comportement du personnage principal de ce roman ; Georgette, dont nous verrons qu’elle est l’épicentre et l’origine de tout. Mais avant de découvrir cette personnalité égocentrique et paranoïaque, observons un peu le milieu dans lequel elle sévit…

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Chaque siècle apporte son lot de grands hommes, et parmi-eux un certain nombre de « monstres » qui font grand tort à l’humanité. Mais il apporte une infinité de ceux que la littérature appellent parfois « les obscurs, les sans grade » ; ces petites gens qui font la multitude.

Leur vie est sans conséquence sur la marche de l’histoire mais sans eux elle ne serait rien.

Dans la phrase qui précède il y a lieu de relativiser le mot « monstres », raison pour laquelle je l’écris en italique et entre guillemets, car il faut tenir compte des mœurs de leur société à l’époque où ils ont sévi.

Lors des victoires romaines, on crucifiait parfois plusieurs milliers de combattants vaincus, pour la gloire de César… Et aussi les hordes barbares qui laissèrent sur leur passage, proportionnellement à la population planétaire, autant de victimes que nos grandes guerres modernes …

Plus près de nous, Vlad Tepes, fut quant à lui connu sous le charmant pseudonyme de Vlad III l’empaleur, dont Abraham Stoker fit le sinistre Dracula, et il régna réellement sur la province de Valachie dans la Transylvanie où il « s’illustra » par sa barbarie légendaire mais aussi par sa faculté à organiser la vie de son peuple avec des lois et des règles.

Tout est donc question d’époque et de mœurs, mais aussi de rapport numérique. En effet, lorsqu’un fou furieux massacre quinze personnes dans un village qui compte cent cinquante habitants, proportionnellement ce fut aussi important que les onze millions de morts le furent pour le monde à l’issue de la guerre de 1914 à 1918. Pour ce qui est de l’horreur développée par un individu en particulier le rapport est le même. Hitler égale Pol Pot lorsque l’on les ramène à leur « rayon d’action ».

Tous les siècles se valent dans le domaine de l’horreur.

Le siècle dernier, c'est-à-dire le vingtième, n’a pas échappé à la règle. En termes de monstre évidemment Adolf Hitler vient immédiatement à l’esprit. Mais il fut loin d’être le seul ni même le premier de son siècle. La liste est longue. Des assassinats de Staline aux massacres du Cambodge et à ceux des conflits africains. Une chose est certaine. Ce qui se passe au cours d’un siècle commence bien avant son début et se termine bien après sa fin. Le vingtième siècle, qui s’en souvient, a commencé dans un bain de sang en Chine. Les racines de celui-ci plongeaient bel et bien dans la fin du dix-neuvième siècle.

Depuis, des massacres en Mandchourie aux camps de prisonniers des Balkans qui étaient l’image même des sinistres camps d’extermination nazis ; quand bien même ils n’eurent pas la même macabre importance numérique. En passant par le génocide arménien, toujours pas reconnu par tout le monde ; et plus près de nous les quatre mois du Rwanda, durant lesquels entre huit cents mille et un millions de personnes furent assassinées ; ce ne sont pas les exemples qui manquent.

Qui aujourd’hui pourrait prétendre que ces actes barbares ont pris fin avec la dernière année du siècle.

Si les siècles ont leur lot de grands hommes et de grandes histoires, que serait l’humanité sans les petits ? Ceux dont on ne parle jamais. Qu’ils naissent dans l’allégresse et le confort d’une douillette maison ou la douleur et la misère d’une masure. Et meurent après une vie faite souvent de peu de joies et de beaucoup de peines. Mais toujours parsemée d’événements aussi importants pour eux que peut l’être un grand traité pour un pays. Pendant qu’en 1900 Sigmund Freud publiait « La science des rêves », le père de Marcelin rêvait à ce qu’allait devenir ce petit bout d’homme qu’il présentait à bout de bras dans un irrésistible élan de fierté – comme tant de pères avant lui – à l’assemblée des voisins et amis du village, qui tous étaient venus partager sa joie... et ses bonnes bouteilles. Le rude accent rocailleux de sa voix forte faisait trembler les murs de la maison.

Et quand, au bout de quelques verres il entreprit avec ses compagnons de chanter à tue-tête un vieil air du pays, en l’honneur du nouveau venu, la grand-mère qui elle aussi dansait de joie, mais dans sa tête, car ses jambes ne la tenaient plus, crut devenir complètement sourde, pour le coup !

La sage-femme accourut en gesticulant, tentant en vain de se faire entendre dans le vacarme, elle finit par arrêter les hurlements en criant à son tour qu’ils aller tuer la mère !

Heureusement, il n’en fut rien et la mère et l’enfant survécurent au charivari de cette naissance. Et s’il est sûr que chaque siècle porte de la douleur aux hommes, chacun aussi porte de l’espérance. Au long de ces pages, je vais vous conter l’histoire de quelques-uns de ces « petits » qui firent le monde. Juste avant nous. Et surtout l’histoire des petites gens, les vies minuscules de ces gens sans histoire, à quoi elles tiennent et comment un détail auquel ils ne peuvent rien, un fait dont ils n’ont pas même connaissance, peut influer sur leur existence et modifier le cours de leur vie et de celles de leur descendants.

Voici tout d’abord, celle de Denise.

 

Chap.  II : Denise

Hommes, femmes ou enfants, nous l’oublions bien trop souvent, nos aïeux vécurent la plupart du temps une vie dure. Chargée de guerres, de fils morts et de prières. Elles n’y changeaient pas grand-chose, ces prières, à leur sort détestable. Mais ils n’avaient que ça. Et l’espérance de jours meilleurs.

C’est en les attendant, en compagnie de Monsieur le Curé, qu’ainsi passaient leurs vies de servitudes qui leur vaudraient, c’est sûr, le paradis un jour… Une partie de mes aïeux, mes parents maternels, vivaient… enfin, plus exactement, survivaient au bord de la « mer ». C’est ainsi qu’ils appelaient l’océan qui bordait cette côte atlantique le long de laquelle ils avaient vu le jour.

De cette petite ville qu’était alors Marennes, seul émergeait le clocher. Pointe noire, dressée sur un horizon qui ne connaissait pas encore le mot « immeuble ». Bien des années plus tard, j’ai appris la raison de cette couleur noire de ce clocher érigé vers le ciel pour d’autres raisons. Il était « L’amer » ; le point de repère des marins. Une sorte de phare sans lumière qui donnait la direction du port et grâce auquel on y revenait sain et sauf. Enfin, généralement. Mais de toute façon que faire d’autre ? Il y avait les parcs, et puis les salines, qui vous brûlaient les yeux et la peau de l’aube au crépuscule, au rythme des marées. Il fallait sans cesse veiller au « montant » et au « descendant ».

Les vannes aujourd’hui rouillées qui ouvraient ou fermaient les chenaux, qu’ils prononçaient « chnaux ». C’est ainsi que les gens de cette plaine, dont les herbages mêlés de salicorne ne savent pas très bien s’ils sont terrestres ou maritimes, appellent encore le réseau de canaux qui découpe le marais en longues allées d’eau calme couvertes de lentilles d’eau le plus souvent. Enfant j’y guettais les têtards ou bien, muni d’une bouteille je tentais, sans succès, d’attraper des alevins. Lorsque l’on approchait du bord des « plouf » discrets signalaient bien la présence de grenouilles, mais tout ce que je voyais d’elles c’était quelques vagues ronds vite estompés dans l’eau saumâtre… Les vannes ouvertes inondaient les salines, ensuite on les fermait pour retenir cette eau, et le soleil faisait le reste. Enfin, presque…

Alors, jour après jour, les femmes et les hommes partaient tout au long du jour. Qui vers le port et qui vers les salines. Mais toujours avec une seule et unique pendule. La marée.

Quelques-uns savaient bien qu’il y avait, ailleurs, d’autres « mers », d’autres travailleurs. D’autres gens, plus miséreux encore qu’ils ne l’étaient eux-mêmes. Mais qui l’eut avoué ? Personne !  Vous eussiez fait le tour du bourg questionnant de droite et de gauche, nul ne se plaignait de son sort. Quelques-uns, bien sûr, après le récit d’un voyageur de passage ou bien parfois motivés par une lecture à l’école, mettaient le sac au dos et « Adieu la compagnie » ! Ils partaient vers l’aventure.  

Ceux-là partis un jour, les yeux pleins de lumière, on les retrouvait parfois, vingt ans plus tard. Leur visage vieilli, buriné, torturé, personne ou presque ne le reconnaissait. Petit à petit leur langue reprenait le parler du village et d’un nom à un autre on les « reconnaissait ». Enfin, si l’on peut dire…

Quelques vieux se souvenaient vaguement d’un gamin, qui quelquefois les avait fait courir, le bâton à la main, pour quelques cerises ou quelques pommes. Comme la mer, rien ne changeait en ce temps-là. Les hommes naissaient, vivaient, mouraient, et tout recommençait. Toujours la même histoire... Le labeur éreintant, que l’on soit aux salines ou dans les parcs à huîtres. Ici, il n’y avait que ça ; la mer. Parfois le coefficient de marée est minuscule, et comme le bord de mer est plat comme une assiette il devient une immensité quasiment impraticable de vase sur laquelle il vaut mieux ne pas s’aventurer.

Bien sûr les marins savent, eux, où poser leurs pieds chaussés de ces cuissardes rabattues qui leur donnent un petit air de « Mousquetaires des mers », mais lorsqu’un « Parisien », oui, c’est ainsi que durant longtemps on nomma les touristes aux bords de mer. En Aunis, c’est-à-dire plus au nord de la Charente qui était alors « Inférieure », on les appelait même les « Baignassoux », mais c’est une autre histoire.

Toujours est-il que lorsqu’aux beaux jours, attablés à la terrasse du bistrot du port, quelques vieux Marennais regardaient s’avancer l’imprudent « Parisien », le pied chaussé de sandalettes de plastique, dans la vase délaissée par l’onde, ils se tapaient lourdement sur les cuisses s’étouffant de rire à en faire un coup de sang ! Jusqu’au moment où, jugeant que l’imprudent courrait à sa perte, ils le hélaient en cœur, hurlant à pleins poumons.

Revenez ! Revenez, Monsieur ! C’est dangereux par-là ! Vous allez vous noyer !

Certains d’entre eux criaient en s’étouffant encore dans les larmes de leur hilarité. Mais le meilleur moment c’est lorsque, hurlant toujours et gesticulant en tous sens, ils s’approchaient du bord et disaient au malheureux en perdition.

Il n’y a qu’une façon de vous en sortir, il faut vous mettre à plat ventre et ramper jusqu’au bord ! 

L’inconscient obtempérait, bien sûr… On allait le recueillir l’air contrit, mais sous le poil rêche de barbes inaccessibles à la moindre lame de rasoir autre que le « coupe-chou » du coiffeur, commençait à poindre une rigolade qui allait à coup sûr durer jusqu’au prochain « couillon ». Une chose est sûre, pas une ombre de méchanceté ne les effleurait. Seulement, eux, ils savaient.

Quand il n’y a pas d’eau, l’homme reste au bistrot !   

Lorsqu’il y a de l’eau les petits bateaux bleus ou verts descendent le chenal vers les larges étendues plates et vaseuses où il faut, année après année, mois après mois, marée après marée revenir et revenir sans cesse pour y retourner les pieux supportant le « naissain » ces petites huîtres minuscules que l’on ne voit qu’au bout d’un temps hors de la patience d’enfant.

Chaque fois malgré les embruns parfois si fort qu’ils piquaient la peau du visage, avec l’aide du vent malgré les rhumes, la grippe même et parfois plus, il fallait retourner ces pieux afin qu’ils ne s’envasent pas. Encore et encore et encore. Toute une vie durant… Les longues heures passées dans les cuissardes font la démarche lourde à ces paysans de la mer, comme les bottes trop longtemps portées alourdissent le pas du laboureur qui rentre à la ferme après une journée passée parmi les mouettes qui suivent le tracteur comme elles suivent les bateaux. La casquette d’un bleu délavé, comme vissée sur le crâne laisse lorsqu’on l’enlève cette trace blanche au front au-dessus d’un visage buriné et hâlé…

Avant la fin de marée basse, les petits bateaux remontent enfin le chenal avec l’écume blanche qui annonce le début du « remontant ». Petit à petit ils rejoignent le port, abordant mollement en écrasant les vieux pneus usés que portent leurs flancs fatigués de leur bateau contre la pierre du quai.

L’homme rentre. Éreinté. Fourbu jusqu’à l’extrême.

Seule sa démarche chaloupée assure son équilibre et son déplacement. Il remonte alors, la veste bleue au col fendu ouverte sur un maillot de corps qui en dit long sur l’effort, le sentier qui mène du port au village et du village au port. Quelques-uns ne connurent jamais d’autre chemin que celui-ci. Et ils s’en estimaient heureux, car entre ceux qui étaient partis vers la ville, l’air dédaigneux vis-à-vis des pauvres types qui restaient et ceux qui partaient pour la guerre, des uns et des autres il n’en revenait guère. Et ceux qui revenaient avaient perdu cette superbe qu’ils affichaient glorieux, le jour de leur départ…

Celui qui restait, lui, descendait tous les jours, d’un pas tranquille, allant vers le bistro du port où l’attendaient les vieux, et ceux qui étaient déjà rentrés.

L’homme lourd, massif tel un vieux chêne, enraciné dans son terroir, semble éternel, inamovible.

Il pèse lourd sur cette terre qui ne sait pas bien le nourrir et qui le force, bon an mal an, à chevaucher la mer sur sa barque de bois.

Il rentre et lance alors à la ronde un « salut la compagnie » puis s’attable avec les amis devant un verre, vite servi. Les bras posés sur le formica usagé où des ronds mauves racontent des verres anciens innombrables, il pose enfin son sac, remonte sa casquette, sort une cigarette, l’allume et souffle. La mer est là, dehors, à quelques pas de lui.

.../...

                     

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